Ce que plus encore j’apprécie, c’est de regarder les hommes – cette fois, j’entends le terme dans sa différence sexuée - se débattre, tenter exister, tenter de respirer puis, de nouveau, retomber dans ce cocon nauséeux, ce moi souffreteux.
Regarder, d’une certaine façon encore, c’est ne pas être concerné. Encore moins impliquée. C’est « n’être pas. » Le syndrome du survivant à la guerre. Le syndrome aussi de « l’étrange étranger » : celui qui ne sait plus donner. Qui aimerait tellement, mais n’en a plus les moyens, sidéré, figé dans la glace mémorielle de ses fantômes ou de ses morts.
En cela, l’amant beyrouthin (voir Post : « Capote Hezbollah ») est à mon image (ou bien est-ce moi qui lui prête ce masque ?)
Je ne sais toujours pas pourquoi nous couchions ensemble. Mais nous baisions. Sans trop de régularité, sans trop non plus d’intensité. L’un et l’autre comme gardant une sorte de suspicion, un retrait dans l’intimité. Nous étions étrangers. Les gestes étaient bien-là pourtant. Tout ce qui devrait faire de nous des corps complices, connus, presque assimilés. Mais rien : nous jouions, nous jouissions. Nous n’étions pas dedans.
Parfois, toutefois, et parce qu’il faut bien coller à un scénario, il susurrait des phrases : des « Tu m’as manqué hayaté», ou « Nous imaginais-tu à Damas ensemble en week-end lorsque tu y déambulais seule ? » ou sa dernière trouvaille : « Et si nous partions en France ensemble ? » C’était le ronron amoureux. À défaut de promesses christiques – ce « Je t’aimerai toute ma vie », « tu seras mienne d’éternité »- que, tout de même, il ne parvenait pas à énoncer, l’amant beyrouthin cherchait des pis-aller, des petits bouts de tendresse, de connivence, qui nous placeraient sur un autre registre, moins surfait, plus digne que le seul sexe.
Comme s’il croyait à un besoin chez moi d’un vertige romantique.
Dans ces cas-là, je ne répondais rien. L’avais-je imaginé à Damas ? Oui et non. M’aurait-il manqué ? Oui et non. La ligne de ses yeux d’un vert gris de pluie torrentielle m’avait traversé l’esprit. À Damas ou ailleurs. Je puis aussi songer à lui, retrouvant dans ma mémoire par mégarde, ou parfois par désir, cette façon qu’il a de se caresser les lèvres d’un doigt incertain, comme pris d’un doute, d’une interrogation existentielle. Il est alors si beau.
Si ma mère me lisait (quoi qu’elle me lise et, même si elle trouve parfois la chose trop crue, vante à qui veut l’entendre l’extraordinaire génie littéraire de ses filles), elle dirait, je le sais, que je suis trop dure. Ne laissant finalement à personne un petit coin pour rêver, une zone de repli. Qui sait : d’existence à mes côtés.
Mais, si jouant du romantisme niais, j’en venais à répondre le jour suivant : « Chéri, j’ai acheté les billets. Tout est arrangé. Nous partons à Paris. » Je sais aussitôt que la porte se serait fermée. L’amant beyrouthin trouvant des prétextes – un soudain voyage professionnel au Kurdistan, sa mère gravement malade ou mieux son ex-femme qui l’appelle au secours pour sauver les enfants d’un danger imminent (en la matière, l’insécurité de la ville pourrait servir d’excuse ad libitum)… Enfin, quelque chose contre lequel, normalement, je ne puis que me résigner et comprendre. Quelque chose pour lequel, je devrais même compatir et peut-être le consoler.
Sa fuite permanente, c’est la peur. La peur, tout comme moi, sans doute d’y revenir sur ce chemin harassé, de retrouver le feu, comme dirait Johnny, d’être aimé autant que d’aimer. Non plus un jeu qui occupe, non plus cette présence légère, ce désir des rues de Beyrouth, qui nous fait exister sans nous enfermer, mais bien ce lien, - partage, fractures, émotions,-qui faute de mieux définit l’attachement. Car à ce moment-là, et comme dans la « rencontre communautaire », il faut se définir, s’engager.
Je le regarde faire avec délectation. Je suis chasseur. Avec, dans le champ de ma lunette, un animal qui sentirait le danger sans pour autant, encore le cibler. Le vent contre lui.
Je regarde sa peur prendre corps. Je la sens dans chacun de ses mouvements se matérialiser. Tandis qu’il se retire, s’éloigne, tandis qu’en même temps le discours prend des colorations presque amoureuses. Plus il fuit, plus il devient tendre.
L’amant beyrouthin est l’homme brisé, vacillant dont l’espoir repose sur LA Femme rencontrée pour renaître à la vie. Mais dont l’angoisse aussi repose sur LA femme, celle du don et de sa perte. Celle de la fuite hors de l’Eden. Celle qui toujours ment puisqu’en même temps que la promesse d’éternité (maman, Eve ou Mariam el-Adra), elle sera aussi la Méduse sidérante et, pour des temps plus modernes, la mégère vociférante. Celle qui rappelle l’éphémère, qui vous entraîne dans la tombe.
L’amant beyrouthin brûle encore de ces faillites intimes – d’un divorce, d’une guerre, ou de cette autre aimée à la folie, qui se révèle n’être qu’une gourgandine, une fois les folles heures passées…
Il est comme un survivant qui ne comprendeait pas comment il a bien pu survivre.
Ce n’est pas moi qui invente. Il le dit souvent : « Dieu a été clément avec moi. Chaque fois que j’ai cru mourir, chaque fois que la position combattante que je tenais semblait être prête à tomber et ma mort avec, un passage s’ouvrait. J’ai toujours survécu. »
Dieu, pour l’amant beyrouthin, qui bien plus que moi est athée, c’est ce miracle incompréhensif. S’être tant préparé, pour au final survivre, n’est-ce pas la pire douleur ? La pire mort ?
Je ne sais s’il voit le lien avec la trame amoureuse. Moi, dû moins, puis-je le faire. Survivre à celui qui part, qui vous hait, écrase, exècre (et dans ce mot, je me souviens d’un des derniers poèmes de Robert Desnos, écrivant dans les camps de rétention français avant ceux, nazis, de l’extermination : « Silex et craie » que l’on lit mieux ainsi : « Si l’exécrée… » ). Si l’exécrée, l’aimée-détestée donc condescend peut-être alors survivrais-je.
De ces fantômes, leur lancinance colle à nos peaux. Je les sens traîner dans son appartement, s’asseoir sur nos genoux, s’installer dans le lit. Je vois sa femme dans le passage de mes doigts glissant sur un livre, celui de son ex-petite amie quand ma bouche voudrait pleurer un pathétique « Pourquoi n’es-tu jamais là ? » Ou des miens quand j’écris dans un dernier SMS « Prend soin de toi. » La formule polie, presque tendre, dont j’ai toujours senti pourtant la puissance rejetante, l’homme, l’un de ces autres, celui de ma mémoire pulsant, l’énonçant comme il aurait pu dire un : « va te faire foutre, je me casse. »
Et je repense encore aux « variations » de Bach : ce thème mille fois réitéré dont la reconnaissance, la familiarité du motif fait surgir d’entre les notes le fantôme d’œuvres pourtant absentes. L’amour à cette image se recompose, s’agrège des fantômes du passé (les nôtres tout autant que ceux de l’humanité, que voulez-vous, je vis en Terre Sainte)
Qui suis-je, pour lui ? Qui vive, pour lui ?
Rien. Ou alors un éclat noir de lumière. Rien qu’un souvenir assombri, qui déjà se déliquéfie.
Il prend un verre, whisky ou vodka.
Il se tient là alors entre le manque, l’envie et le dégoût. Faute d’éprouver, il se gargarise de mots.
La rencontre déjà n’est plus. L’harassement commence.
L’alcool parfois aussi fait revivre l’instant premier. C’est dans ces moments-là qu’il dit : « tu me manques. »
J’ai abaissé le fusil. J’ai dit ce qu’il voulait entendre. « Prends soin de toi. » Car c’est encore aux femmes qu’il laisse le soin de la rupture. Je l’ai laissé s’enfuir.
Regarder, d’une certaine façon encore, c’est ne pas être concerné. Encore moins impliquée. C’est « n’être pas. » Le syndrome du survivant à la guerre. Le syndrome aussi de « l’étrange étranger » : celui qui ne sait plus donner. Qui aimerait tellement, mais n’en a plus les moyens, sidéré, figé dans la glace mémorielle de ses fantômes ou de ses morts.
En cela, l’amant beyrouthin (voir Post : « Capote Hezbollah ») est à mon image (ou bien est-ce moi qui lui prête ce masque ?)
Je ne sais toujours pas pourquoi nous couchions ensemble. Mais nous baisions. Sans trop de régularité, sans trop non plus d’intensité. L’un et l’autre comme gardant une sorte de suspicion, un retrait dans l’intimité. Nous étions étrangers. Les gestes étaient bien-là pourtant. Tout ce qui devrait faire de nous des corps complices, connus, presque assimilés. Mais rien : nous jouions, nous jouissions. Nous n’étions pas dedans.
Parfois, toutefois, et parce qu’il faut bien coller à un scénario, il susurrait des phrases : des « Tu m’as manqué hayaté», ou « Nous imaginais-tu à Damas ensemble en week-end lorsque tu y déambulais seule ? » ou sa dernière trouvaille : « Et si nous partions en France ensemble ? » C’était le ronron amoureux. À défaut de promesses christiques – ce « Je t’aimerai toute ma vie », « tu seras mienne d’éternité »- que, tout de même, il ne parvenait pas à énoncer, l’amant beyrouthin cherchait des pis-aller, des petits bouts de tendresse, de connivence, qui nous placeraient sur un autre registre, moins surfait, plus digne que le seul sexe.
Comme s’il croyait à un besoin chez moi d’un vertige romantique.
Dans ces cas-là, je ne répondais rien. L’avais-je imaginé à Damas ? Oui et non. M’aurait-il manqué ? Oui et non. La ligne de ses yeux d’un vert gris de pluie torrentielle m’avait traversé l’esprit. À Damas ou ailleurs. Je puis aussi songer à lui, retrouvant dans ma mémoire par mégarde, ou parfois par désir, cette façon qu’il a de se caresser les lèvres d’un doigt incertain, comme pris d’un doute, d’une interrogation existentielle. Il est alors si beau.
Si ma mère me lisait (quoi qu’elle me lise et, même si elle trouve parfois la chose trop crue, vante à qui veut l’entendre l’extraordinaire génie littéraire de ses filles), elle dirait, je le sais, que je suis trop dure. Ne laissant finalement à personne un petit coin pour rêver, une zone de repli. Qui sait : d’existence à mes côtés.
Mais, si jouant du romantisme niais, j’en venais à répondre le jour suivant : « Chéri, j’ai acheté les billets. Tout est arrangé. Nous partons à Paris. » Je sais aussitôt que la porte se serait fermée. L’amant beyrouthin trouvant des prétextes – un soudain voyage professionnel au Kurdistan, sa mère gravement malade ou mieux son ex-femme qui l’appelle au secours pour sauver les enfants d’un danger imminent (en la matière, l’insécurité de la ville pourrait servir d’excuse ad libitum)… Enfin, quelque chose contre lequel, normalement, je ne puis que me résigner et comprendre. Quelque chose pour lequel, je devrais même compatir et peut-être le consoler.
Sa fuite permanente, c’est la peur. La peur, tout comme moi, sans doute d’y revenir sur ce chemin harassé, de retrouver le feu, comme dirait Johnny, d’être aimé autant que d’aimer. Non plus un jeu qui occupe, non plus cette présence légère, ce désir des rues de Beyrouth, qui nous fait exister sans nous enfermer, mais bien ce lien, - partage, fractures, émotions,-qui faute de mieux définit l’attachement. Car à ce moment-là, et comme dans la « rencontre communautaire », il faut se définir, s’engager.
Je le regarde faire avec délectation. Je suis chasseur. Avec, dans le champ de ma lunette, un animal qui sentirait le danger sans pour autant, encore le cibler. Le vent contre lui.
Je regarde sa peur prendre corps. Je la sens dans chacun de ses mouvements se matérialiser. Tandis qu’il se retire, s’éloigne, tandis qu’en même temps le discours prend des colorations presque amoureuses. Plus il fuit, plus il devient tendre.
L’amant beyrouthin est l’homme brisé, vacillant dont l’espoir repose sur LA Femme rencontrée pour renaître à la vie. Mais dont l’angoisse aussi repose sur LA femme, celle du don et de sa perte. Celle de la fuite hors de l’Eden. Celle qui toujours ment puisqu’en même temps que la promesse d’éternité (maman, Eve ou Mariam el-Adra), elle sera aussi la Méduse sidérante et, pour des temps plus modernes, la mégère vociférante. Celle qui rappelle l’éphémère, qui vous entraîne dans la tombe.
L’amant beyrouthin brûle encore de ces faillites intimes – d’un divorce, d’une guerre, ou de cette autre aimée à la folie, qui se révèle n’être qu’une gourgandine, une fois les folles heures passées…
Il est comme un survivant qui ne comprendeait pas comment il a bien pu survivre.
Ce n’est pas moi qui invente. Il le dit souvent : « Dieu a été clément avec moi. Chaque fois que j’ai cru mourir, chaque fois que la position combattante que je tenais semblait être prête à tomber et ma mort avec, un passage s’ouvrait. J’ai toujours survécu. »
Dieu, pour l’amant beyrouthin, qui bien plus que moi est athée, c’est ce miracle incompréhensif. S’être tant préparé, pour au final survivre, n’est-ce pas la pire douleur ? La pire mort ?
Je ne sais s’il voit le lien avec la trame amoureuse. Moi, dû moins, puis-je le faire. Survivre à celui qui part, qui vous hait, écrase, exècre (et dans ce mot, je me souviens d’un des derniers poèmes de Robert Desnos, écrivant dans les camps de rétention français avant ceux, nazis, de l’extermination : « Silex et craie » que l’on lit mieux ainsi : « Si l’exécrée… » ). Si l’exécrée, l’aimée-détestée donc condescend peut-être alors survivrais-je.
De ces fantômes, leur lancinance colle à nos peaux. Je les sens traîner dans son appartement, s’asseoir sur nos genoux, s’installer dans le lit. Je vois sa femme dans le passage de mes doigts glissant sur un livre, celui de son ex-petite amie quand ma bouche voudrait pleurer un pathétique « Pourquoi n’es-tu jamais là ? » Ou des miens quand j’écris dans un dernier SMS « Prend soin de toi. » La formule polie, presque tendre, dont j’ai toujours senti pourtant la puissance rejetante, l’homme, l’un de ces autres, celui de ma mémoire pulsant, l’énonçant comme il aurait pu dire un : « va te faire foutre, je me casse. »
Et je repense encore aux « variations » de Bach : ce thème mille fois réitéré dont la reconnaissance, la familiarité du motif fait surgir d’entre les notes le fantôme d’œuvres pourtant absentes. L’amour à cette image se recompose, s’agrège des fantômes du passé (les nôtres tout autant que ceux de l’humanité, que voulez-vous, je vis en Terre Sainte)
Qui suis-je, pour lui ? Qui vive, pour lui ?
Rien. Ou alors un éclat noir de lumière. Rien qu’un souvenir assombri, qui déjà se déliquéfie.
Il prend un verre, whisky ou vodka.
Il se tient là alors entre le manque, l’envie et le dégoût. Faute d’éprouver, il se gargarise de mots.
La rencontre déjà n’est plus. L’harassement commence.
L’alcool parfois aussi fait revivre l’instant premier. C’est dans ces moments-là qu’il dit : « tu me manques. »
J’ai abaissé le fusil. J’ai dit ce qu’il voulait entendre. « Prends soin de toi. » Car c’est encore aux femmes qu’il laisse le soin de la rupture. Je l’ai laissé s’enfuir.