jeudi 26 juin 2008

L'AMANT BEYROUTHIN

Ce que plus encore j’apprécie, c’est de regarder les hommes – cette fois, j’entends le terme dans sa différence sexuée - se débattre, tenter exister, tenter de respirer puis, de nouveau, retomber dans ce cocon nauséeux, ce moi souffreteux.

Regarder, d’une certaine façon encore, c’est ne pas être concerné. Encore moins impliquée. C’est « n’être pas. » Le syndrome du survivant à la guerre. Le syndrome aussi de « l’étrange étranger » : celui qui ne sait plus donner. Qui aimerait tellement, mais n’en a plus les moyens, sidéré, figé dans la glace mémorielle de ses fantômes ou de ses morts.

En cela, l’amant beyrouthin (voir Post : « Capote Hezbollah ») est à mon image (ou bien est-ce moi qui lui prête ce masque ?)

Je ne sais toujours pas pourquoi nous couchions ensemble. Mais nous baisions. Sans trop de régularité, sans trop non plus d’intensité. L’un et l’autre comme gardant une sorte de suspicion, un retrait dans l’intimité. Nous étions étrangers. Les gestes étaient bien-là pourtant. Tout ce qui devrait faire de nous des corps complices, connus, presque assimilés. Mais rien : nous jouions, nous jouissions. Nous n’étions pas dedans.

Parfois, toutefois, et parce qu’il faut bien coller à un scénario, il susurrait des phrases : des « Tu m’as manqué hayaté», ou « Nous imaginais-tu à Damas ensemble en week-end lorsque tu y déambulais seule ? » ou sa dernière trouvaille : « Et si nous partions en France ensemble ? » C’était le ronron amoureux. À défaut de promesses christiques – ce « Je t’aimerai toute ma vie », « tu seras mienne d’éternité »- que, tout de même, il ne parvenait pas à énoncer, l’amant beyrouthin cherchait des pis-aller, des petits bouts de tendresse, de connivence, qui nous placeraient sur un autre registre, moins surfait, plus digne que le seul sexe.

Comme s’il croyait à un besoin chez moi d’un vertige romantique.

Dans ces cas-là, je ne répondais rien. L’avais-je imaginé à Damas ? Oui et non. M’aurait-il manqué ? Oui et non. La ligne de ses yeux d’un vert gris de pluie torrentielle m’avait traversé l’esprit. À Damas ou ailleurs. Je puis aussi songer à lui, retrouvant dans ma mémoire par mégarde, ou parfois par désir, cette façon qu’il a de se caresser les lèvres d’un doigt incertain, comme pris d’un doute, d’une interrogation existentielle. Il est alors si beau.

Si ma mère me lisait (quoi qu’elle me lise et, même si elle trouve parfois la chose trop crue, vante à qui veut l’entendre l’extraordinaire génie littéraire de ses filles), elle dirait, je le sais, que je suis trop dure. Ne laissant finalement à personne un petit coin pour rêver, une zone de repli. Qui sait : d’existence à mes côtés.

Mais, si jouant du romantisme niais, j’en venais à répondre le jour suivant : « Chéri, j’ai acheté les billets. Tout est arrangé. Nous partons à Paris. » Je sais aussitôt que la porte se serait fermée. L’amant beyrouthin trouvant des prétextes – un soudain voyage professionnel au Kurdistan, sa mère gravement malade ou mieux son ex-femme qui l’appelle au secours pour sauver les enfants d’un danger imminent (en la matière, l’insécurité de la ville pourrait servir d’excuse ad libitum)… Enfin, quelque chose contre lequel, normalement, je ne puis que me résigner et comprendre. Quelque chose pour lequel, je devrais même compatir et peut-être le consoler.

Sa fuite permanente, c’est la peur. La peur, tout comme moi, sans doute d’y revenir sur ce chemin harassé, de retrouver le feu, comme dirait Johnny, d’être aimé autant que d’aimer. Non plus un jeu qui occupe, non plus cette présence légère, ce désir des rues de Beyrouth, qui nous fait exister sans nous enfermer, mais bien ce lien, - partage, fractures, émotions,-qui faute de mieux définit l’attachement. Car à ce moment-là, et comme dans la « rencontre communautaire », il faut se définir, s’engager.

Je le regarde faire avec délectation. Je suis chasseur. Avec, dans le champ de ma lunette, un animal qui sentirait le danger sans pour autant, encore le cibler. Le vent contre lui.

Je regarde sa peur prendre corps. Je la sens dans chacun de ses mouvements se matérialiser. Tandis qu’il se retire, s’éloigne, tandis qu’en même temps le discours prend des colorations presque amoureuses. Plus il fuit, plus il devient tendre.

L’amant beyrouthin est l’homme brisé, vacillant dont l’espoir repose sur LA Femme rencontrée pour renaître à la vie. Mais dont l’angoisse aussi repose sur LA femme, celle du don et de sa perte. Celle de la fuite hors de l’Eden. Celle qui toujours ment puisqu’en même temps que la promesse d’éternité (maman, Eve ou Mariam el-Adra), elle sera aussi la Méduse sidérante et, pour des temps plus modernes, la mégère vociférante. Celle qui rappelle l’éphémère, qui vous entraîne dans la tombe.

L’amant beyrouthin brûle encore de ces faillites intimes – d’un divorce, d’une guerre, ou de cette autre aimée à la folie, qui se révèle n’être qu’une gourgandine, une fois les folles heures passées…

Il est comme un survivant qui ne comprendeait pas comment il a bien pu survivre.

Ce n’est pas moi qui invente. Il le dit souvent : « Dieu a été clément avec moi. Chaque fois que j’ai cru mourir, chaque fois que la position combattante que je tenais semblait être prête à tomber et ma mort avec, un passage s’ouvrait. J’ai toujours survécu. »

Dieu, pour l’amant beyrouthin, qui bien plus que moi est athée, c’est ce miracle incompréhensif. S’être tant préparé, pour au final survivre, n’est-ce pas la pire douleur ? La pire mort ?

Je ne sais s’il voit le lien avec la trame amoureuse. Moi, dû moins, puis-je le faire. Survivre à celui qui part, qui vous hait, écrase, exècre (et dans ce mot, je me souviens d’un des derniers poèmes de Robert Desnos, écrivant dans les camps de rétention français avant ceux, nazis, de l’extermination : « Silex et craie » que l’on lit mieux ainsi : « Si l’exécrée… » ). Si l’exécrée, l’aimée-détestée donc condescend peut-être alors survivrais-je.

De ces fantômes, leur lancinance colle à nos peaux. Je les sens traîner dans son appartement, s’asseoir sur nos genoux, s’installer dans le lit. Je vois sa femme dans le passage de mes doigts glissant sur un livre, celui de son ex-petite amie quand ma bouche voudrait pleurer un pathétique « Pourquoi n’es-tu jamais là ? » Ou des miens quand j’écris dans un dernier SMS « Prend soin de toi. » La formule polie, presque tendre, dont j’ai toujours senti pourtant la puissance rejetante, l’homme, l’un de ces autres, celui de ma mémoire pulsant, l’énonçant comme il aurait pu dire un : « va te faire foutre, je me casse. »

Et je repense encore aux « variations » de Bach : ce thème mille fois réitéré dont la reconnaissance, la familiarité du motif fait surgir d’entre les notes le fantôme d’œuvres pourtant absentes. L’amour à cette image se recompose, s’agrège des fantômes du passé (les nôtres tout autant que ceux de l’humanité, que voulez-vous, je vis en Terre Sainte)

Qui suis-je, pour lui ? Qui vive, pour lui ?

Rien. Ou alors un éclat noir de lumière. Rien qu’un souvenir assombri, qui déjà se déliquéfie.

Il prend un verre, whisky ou vodka.

Il se tient là alors entre le manque, l’envie et le dégoût. Faute d’éprouver, il se gargarise de mots.

La rencontre déjà n’est plus. L’harassement commence.

L’alcool parfois aussi fait revivre l’instant premier. C’est dans ces moments-là qu’il dit : « tu me manques. »

J’ai abaissé le fusil. J’ai dit ce qu’il voulait entendre. « Prends soin de toi. » Car c’est encore aux femmes qu’il laisse le soin de la rupture. Je l’ai laissé s’enfuir.

CAFE COSTA - HAMRA

Il y avait cette comptine française « J’aime regarder les femmes qui marchent sur la plage. » Je ne sais plus qui la chantonnait mais le leitmotiv « ce regard porté », ce «déshabillage » aigu du déhanchement féminin me plaisait. Ce regard, c’était « l’amour de loin » des poètes troubadours : une attention vacillante et fantasmée qui, en permanence, réinvente l’être aimé (le support, au demeurant, n’ayant que bien peu d’importance).

Je crois être souvent à l’identique : il n’est rien que j’aime mieux que de scruter en témoin discret, vigie silencieuse, le balancement des foules. Plus spécialement des hommes étrangers.

À Beyrouth, il suffit de se poser dans n’importe quel café ouvert sur la rue pour aussitôt ressentir l’irrésistible mise en scène, cette infinie et si plaisante Comedia dell’arte. Au Costa d’Hamra (côté Est) – pourtant sans autres atours - ou au Starbuck – lui-même d’une laideur standardisé - de la place Sassine (côté Ouest), la musicalité des hommes (et des femmes) chaloupant entre les tables, traversant les rues relève de cette même poésie urbaine.

Quand le glacis citadin s’éveille, quand les corps avancent, vacillent, on voit enfin Beyrouth.

Quelque chose de déchiré, d’abrupt en même temps que d’évanescent. Violence et légèreté, on l’a si souvent dit.

Je sais que l’imaginaire occidental, pour dresser Beyrouth, songe presque aussitôt à un agglomérat communautaire où les lignes de fractures sont comme des murs insoupçonnables en même temps qu’infranchissables.

Quid du Chrétien d’Achrafiyé ? Du Chiite de la banlieue Sud, du Suniite d’Hamra ou du Druze de la montagne ? Mais derrière ce modèle, dont on voudrait bien qu’il coïncide avec la réalité, une impossibilité à deviner.

Je me demande parfois si nous cessions de regarder, nous autres Occidentaux, ce qu’il arriverait justement de ce modèle tant sublimé, auquel, malgré l’hommage réitéré (voir le voyage éclair de Sarko 6 (cerveaux)), force est de reconnaître que l’on n’y comprend rien.

C’est comme si, ici, à l’image d’une théorie quantique, nous n’existions que par (et pour) le regard soudain posé sur nous.
Porté à l’existence, nous devenons Chrétiens, Sunnites, Druzes ou Chiites… Femmes ou hommes. C’est le regard de l’autre qui nous affirme. Autrement, nous nous désagrègerions en molécules élémentaires, nous nous évanouirions en poussière invisible. C’est l’autre : double & miroir ; l’autre : double & différent- ; l’autre : double & communautaire. Sans lui, nous ne sommes rien.

C’est, je crois, pour cela que certains de mes amis ont tant de mal à se mêler. Ils se méfient. Qu’un autre Libanais soit de la partie, et aussitôt, ils craignent de devoir enfiler leurs costumes communautaires. S'identifier. Tandis que, bien loin de là, baguenaudant dans les rues d'Hamra, l'effleurement des passants, nous ramène à la vie sans nous enfermer.

À regarder aux aguets, je vois naître ce jeu de désir souterrain. En permanence, ainsi s’exacerbe la présence de l’autre, lui donne sens et signification. Mais jamais ne vient la pénétrer. Au café d’Hamra, la femme s’ébroue, vivante soudain. Au café d’Hamra, l’homme s’effeuille, il grandit. Je le fais advenir. Celui-là ? Ma foi, il n’était rien avant que mes yeux n’en dessinent le contour. Et pour tout dire, parce que je les aime ainsi, n’arrondissent ses fesses d’un rebondi aérien, ne renforcent les muscles de ses jambes d’une lourdeur paysanne.

Du désir, les rues de Beyrouth ne gardent que l’essence : un affleurement sans but. Un affleurement, oui, juste cela.

mardi 17 juin 2008

Damas en villégiature

Cela m’a pris vendredi matin. Rien d'autre ne comptait : une envie d’air, d’échappées belles.

Même si l’élection d’un président libanais assurée, son nom sanctifié avant même de passer devant le Parlement, notre Pacha méditerranéen Sarko Ier en visite pour l’introniser, j’en avais ras la couenne de la tension qui pulsait en battement saccadé sur Beyrouth.
Oh, bien sûr, on était revenu à la normale. Juste des « accrochages », un mort parfois la nuit et…Les camps de réfugiés palestiniens qui s’agitent toujours en souterrain… Comme un message subliminal, un avertissement sous-jacent...

Mais le cérémonial des chefs, leaders, cassites de ce petit bout de terre me fatiguait. Le « La défense, c’est à moi, à moi » du général Aoun (chrétien, allié au Hezbollah, et, pour faire court, « pro syrien »), qui pâtit, c’est vrai, d’une vraie guerre de tranchée de la part des « légitimistes », (soit les « occidentaux », les pro-américains et pro-Arabie saoudite) ou les revendications de ceux-là justement qui hurlaient « si tu ne me donnes pas l’économie et la justice, je lâche mes chiens »……

Alors j’ai filé à Damas. 3 Heures de taxi-services, une conversation crispée avec les militaires syriens et je rejoignais H., un ami en mission en Syrie.

H et moi on se connaît depuis 2000.

À l’époque, je traînais à Bethléem pour un papier sur l’économie de guerre avec Salim, lui-même italien (palestinien mais avec passeport italien) quand Salim me dit : « Il te faut un Français. » Comme si autrement son honneur mis en doute, mes capacités linguistiques également. C’est comme cela que j’ai rencontré H.

H. n’est pas Français même s’il parle ma langue. Lui est Suédois (si vous suivez la logique : Palestinien avec un passeport suédois). Y’en n’a pas beaucoup en Palestine. En plus, il le parle vraiment, le Suédois. Et faire le marché avec lui, c’est toujours prendre le risque d’apprendre du Suédois à la place de l'Arabe. Quand je lui demande, si on peut faire un tour par le marché aux épices pour acheter de ce "truc, tu sais, qu’on met avec les sauces aux tomates, les bamias", il me répond « Ah oui, tu veux du "gruck", c’est bien ça ? » Naturellement, quand de retour à beyrouth, j'ai exigé du "gruck", mon épicier a jeté sur moi un regard d'incompréhension totale...

En fait, en Syrie, quand, on l’écoute expliquer pourquoi il parle l’Arabe avec un accent jordanien (et se plier ainsi à la règle implicite, qui veut que, en Syrie, si la sacralité de la cause palestinienne n’est pas remise en cause, la survenue d’hommes et de femmes vivant dans la proximité de l’Ennemi n’est cependant jamais la bienvenue) cela donne, étape par étape :

- Ma famille vient de Turquie. Fin du siècle dernier. Mais mes grands parents ont quitté la Turquie (nota : ils ont fui quand ont commencé les pogroms anti-chrétiens dans l’empire ottoman.)
- Moi, je suis né Bethléem, en Palestine.
- Mais je suis venu enfant en France (c'est pas vrai, mais faut faire passer l'énormité d'une naissance palestinienne très vite) et j’ai fait mes études en France (d’où pour le vendeur de tapis aussi la raison de ma présence à ses côtés, moi inévitablement consacrée "femme de") mais j’ai longtemps vécu en Suède.
- Ma femme d’ailleurs est suédoise. (Là, le vendeur ne pige plus ma présence sauf à se dire que finalement je ne suis peut-être que la maîtresse d’un voyage d’affaires)

H. s’avère en fait Assyrien (sa langue maternelle étant l’araméen), L’une des petites communautés chrétiennes de la région. « Non-Arabe » comme indiqué sur sa carte bleue des habitants de Jérusalem-Est (la carte de ceux dont les quartiers ont été conquis après le conflit de 67 par Israël.) L’Etat israélien cependant remettant en cause sa validité, ayant découvert qu’il était certes « habitant » de Jérusalem-Est, mais avait, ô infamie, aussi une maison à Bethléem, ce qui est bien sûr inadmissible pour un palestinien.
Le berceau familial de H., se situant autour de ce qui est maintenant la colonie de Gilo, extension de Jérusalem. Les terres familiales inaccessibles puisque MUR il y a entre Jérusalem et Bethléem.

Si je raconte cela, alors que se prélassant au soleil de Damas, sous les treilles de la vieille ville, se pourléchant d’un plat de « chich-barack » (lentilles et nouilles), mais comme réinventé avec des oignons fruits, du Coriandre frais et d’une pointe de Sumak, c’est que soudain, là, ailleurs, tous les deux, hors de notre monde furieux, quelque chose entre nous comme une évidence.

Jérusalem pèse sur l’âme de ses habitants.

Il nous a fallu un week-end de farniente, de sauvageonnes escapades, pour nous rendre compte, dans la langueur de la ville syrienne, combien à lui comme à moi Jérusalem (ou Bethléem ou Naplouse) influait sur notre rigidité sociale.

À Damas, en goguette, et comme deux adolescents encore avides de plaisirs enfantins, nous retrouvions l’absolu bonheur à n’être pas sous le regard de l’autre (l'Israélien, le militaire, le mafia gangster, l'autre quoi en figure de pouvoir).

C’est un sentiment difficile à exprimer. Être sous occupation à Naplouse ou à Bethléem, être sous tension éruptive à Beyrouth ou Jérusalem est un sentiment qui agrège tout jusqu’à ce que vous l’ayez à ce point intériorisé qu’il n’existe pas d’autre possible. L’anormalité de la situation vécue devient votre normalité. On se tend alors, on inscrit comme innée une rigidité, une fatalité obscure dont on ne découvre l’artificialité qu’à l’étranger… Hors de notre monde furieux.