Je n’ai pas pris de photos. La noce était pourtant magnifique. Mona en robe blanche et traîne longue ; Farouk à nœud de papillon et bande de soie rouge sur le ventre (je ne sais comment cela se nomme, je me souviens avoir seulement vu cela aux hidalgos mexicains des vieux westerns).
Seuls manquaient les feux d’artifice ou le shooting festif des brigades Al-Aqsa, qu’on aurait pu louer (l’arme ou l’arme avec le combattant, mais c’est plus cher) pour mieux marquer l’importance de l’événement .
Les mariés, il faut dire, étaient âgés. Et d’appartenance bourgeoise. Le shooting donc malvenu. Farouk, l’élégant dandy, qui, avec constance, me rappelle le Muggly du Livre de la Jungle ; sa belle, quarante cinq printemps, un rien guindée, étiolée dans sa guimbe virginale. Tous deux pourtant avec ce drôle d’air, ce air béat qui d’habitude sied mieux à la prime jeunesse.
Lorsque les futurs mariés sont sortis de leur maison sur les hauteurs de Naplouse, un ensemble de danseurs de Dabkhé les attendaient. Tambourins pour rythmer, le pied toujours scandant, le corps de ces danseurs-paysans tournoyant, s’élançant puis comme s’écrasant sur la terre, l’épée majestueuse au-dessus de la tête des épousés dans son étui de velours jaune, comme pour éloigner les mauvais esprits et « bénir » leur union.
On a ensuite rejoint en voitures klaxonnantes le restaurant de Salem effendi, le « roi du mariage » de Naplouse (Palestine). D’habitude, et parce que la location d’une salle coûte extrêmement chère, les festivités se terminent vite. On mange entre soi, dans les familles, la salle n’étant réservée que pour entourer les mariés de notre affection, les embrasser ou les coller, selon ce qu’on voudra, en de rapides effusions. Promesse d’un bonheur qu’on sait fragile.
La fête dura cependant une bonne partie de la nuit. De toutes les façons, Salim Effendi étant de la noce, rapidement ivre lui-même, il ne pouvait guère nous virer.
Les escaliers gravis, Farouk et Mona s’installèrent dans ces sièges royaux, qu’on voit à tous les mariages, sortes de reproduction des trônes des Khédives ou de Bey ottomans. Coincés, dans leur rôle de statue, en représentation, en parenthèse, l’un et l’autre incarnant.
Farouk se faisait cependant approvisionné en Vodka limonade et cigarettes par des comparses, tanguant eux-mêmes à mesure que la nuit se faisait plus profonde. De temps en temps, il venait aussi nous rejoindre pour un swing sur la piste. Les mains toujours en l’air, ses pieds sautillants (sa jeunesse égyptienne sans doute) tandis que nous autres, plus lourds, basculions autour, resserrant les rangs, nos corps collés suant, nos pieds pulsant au rythmes des tambourins.
Derrière la piste, sur le mur de pierres grèges, une maquette de la ville scintillante des guirlandes ajoutés où l’on cernait la mosquée al-Hanbali, l’ancienne église byzantine de la vieille ville, le palais des Tuqan qui régna sur la région au XVIe siècle, ses murailles crénelées, sa place des martyrs.
J’étais en terrain connu. A Naplouse, dans le Djabbal En-Nar ("la montagne de feu"), au cœur de cette cité qui ne revendique d’identité que la sienne propre… D’indépendance que la sienne propre. Naplouse, dont la demie-lune à peine éclose, pour moi qui y déambule inlassablement, caresse mes anciennes géographies intimes : ville blanche, ville étroite du bled, au senteurs de jasmin et d’oranger.
Décrivant maladroitement l’esprit d’une ville, je me souviens d’un nouvel an, lorsque le soleil se levant sur la terrasse de l’un des hôtels de la ville, la « party » se finissant, les hommes avaient entonné en guise d’adieu à la nuit, un chant de guerre imbibé pour un final dakbhé tonitruant. « Neiblouze… Neiblouze…Neiblouze… »
Notables, terriens, commerçants ou médecins, une chose au moins distingue la famille du marié entre toutes : la haute idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Je m’exprime mal. On pourrait croire qu’il s’agit-là d’arrogance. Mais si orgueil il y a bien, c’est plus dans la revendication d’un passé, d’une gloire, qui les porte à ne pas se contenter d’un présent que les membres de cette famille jugent pathétique. Dans leur famille, autrefois très riche, on reconnaît des figures politiques de première importance qui marquèrent l’ancienne région ottomane – son grand-père fut ainsi condamné à mort par les Turcs pour avoir osé mettre en cause leur domination - comme la Palestine. De ces gens qui intellectuellement résistèrent à ce qu’ils considéraient déjà comme une occupation depuis la période Ottomane, le mandat britannique (le grand père toujours envoyant paître les Britanniques, se vit du coup fait prisonnier) ou les Israéliens (cette fois, le grand-père n’était plus de ce monde, c’est le père qui s’en chargea). Cela leur donne le sentiment d’une droiture à tenir malgré le chaos, malgré la déliquescence de leur monde. Mais ce sentiment du passé, d’un lignage exemplaire, leur donne aussi comme une sorte de préciosité inutile. Une nostalgie incongrue du rôle qu’ils ont pu avoir dans le passé tout autant que du devenir qui, à une époque, semblait leur devoir incomber. Promesse d’une Palestine indépendante, dont l’élite intellectuelle prendraient le destin de ce petit bout du Levant enfin en main.
Le problème, dans le cas de ce mariage, c’est que l’épousée, elle, vient d’une famille que faute de mieux, je qualifierais de « nouveaux riches », Mona, donc, d’une branche pauvre des Masri (mais travaillant au sein de l’Autorité palestinienne), sur laquelle Moubib Al-Masri première fortune palestinienne et neuvième du Moyen-Orient, maintient son hégémonie.
On pourrait croire à une quelconque lutte des classes. L’ancienne nomenklatura terrienne cédant le pas à cette noblesse monétaire, désormais supposée incarner l’avenir de la Palestine. En sourdine toutefois c’est aussi un combat politique qui se joue : la famille de Farouk n’acceptant pas de serrer la main à des gens de l’Autorité palestinienne que les membres de cette famille, à l’image de l’immense majorité silencieuse des Palestiniens, considèrent comme des « corrompus », des gens qui ont abandonné le « Résistance » pour simplement « gérer l’Occupation. »
La tension était même monté d’un cran puisqu’une délégation américaine avec laquelle la mariée travaillait s’était crue invitée. Le « non » poli de Mona les avaient déçus tant ils espéraient pouvoir enfin tâter de la vraie Palestine, de la vraie vie des gens. Et comme ils n’avaient pas compris (dans la culture arabe, dire « non » ne se fait pas, c’est une marque d’une telle impolitesse qu’elle est presque inimaginable). On craignait leur survenue. On attendait cependant avec une certaine impatience vindicative qu’un de ces crétins osent pointer son nez, pour le jeter dehors.
Mais finalement, personne ni soldats israéliens, ni brigades Al-Aqsa, ni Autorité palestinienne, ni même Américains à se mettre sous la dent. Alors, à défaut, on a bu de la vodka schweep limonade sous la table (ce qui ne facilite pas le dosage léger), dansé, tangué dans la nuit tandis que le râle guttural du chanteur égyptien Farid Al-Attrache nous rendaient finalement à la nuit.
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