Sameh, de son enfance, ne se souvenait pas de grand-chose. Une page blanche, laiteuse mais vivante, d’où émergeaient ça et là, comme des proéminences sanguines. Un doigt éruptif de douleurs et de violences que la peur, le choc, figeait dans la glace mémorielle.
- Ma mère, enfin je veux dire ma sœur. Ma sœur, enfin, je veux dire ma mère.
Il était animal, recroquevillé sur ses peurs, sur l’essence même de son identité : le mal-aimé, l’abandonné, victime expiatoire et, pour l’éternité. Il payait. Le Coran n’affirme-t-il pas que chaque enfant vient au monde avec sa part de bénéfices décomptés ad memoriam, sans qu’il y ait grand-chose à faire pour en augmenter ou en déprécier le montant ?
Parfois, tout de même, comme des instants d’un bonheur affluaient à la surface de sa mémoire. La première fois, par exemple, que Sameh avait vu SA bicyclette, l’attendant dans le liwan de leur maison ottomane de Jérusalem. Cette demeure qu’ensuite, il fallut quitter quand les juifs avaient décidé d’agrandir leur quartier et de démolir Harat al-Mograbi, là où les siens vivaient sous la protection d’un oranger centenaire.
- Elle était si belle ma bicyclette, disait-il, nu, dans son lit parisien.
- Elle était rouge. D’un rouge de Winston filters, ajoutait-il préparant le café turc sur le réchaud en cuivre, posé dans la mini-cuisine de son studio du 13e Parisien, mélangeant le café qui montait bouillonnant dans la casserole, diluant le marc, le poignet rotatif, revenant pour lisser les bulles d’un noir vaporeux.
- Elle était puissante, quand je dévalais les rues de la vieille ville pour me rendre dans l’épicerie de mon père. C’était son cadeau. Un présent, peut-être le seul, qu’il ait jamais pu se permettre. Je ne sais plus. Sans doute que l’ensemble de la famille avait contribué, avançait-il, assis au Café Français de la place d’Italie, face à Edouard, son ami, le meilleur, aussi camé que lui d’un destin cramé : lui, le Palestinien ; Edouard, l’autre, l’Israélien.
Du temps de son vélo, il se souvenait, Sameh. Il avait manqué de crever, une contamination sanguine, quelque chose de grave, qui le tenait, alité, fragile si fragile, à peine 7 ans, dans la chambre du rez-de-chaussée de la demeure familiale. S’il n’avait tenu qu’à lui, il se serait bien arrêté.
- Mort pour de bon. Oui, mort, entends-tu. Pour faire plaisir à ma mère.
Mais elle l’avait veillé, retrouvant, en ces jours uniques de grâce, les gestes automatiques de l’attachement. Elle l’avait sauvé. Avec, sans doute, juste ce qu’il faut d’une frénésie acharnée à le voir guérir, s’en voulant toujours de ne pas l’aimer. Mais ça, il n’en avait pas conscience. Même nu, dans son lit parisien, alors qu’il croyait encore qu’une vie s’ouvrait à lui, il ne voulait voir que l’amour irradiant de sa mère.
- Elle m’a soigné. Elle m’a sauvé.
C’est à elle, et à elle seulement, qu’il devait la vie. Il se souvenait. Maintenant, tandis qu’en un post-coïtum bienheureux, il laissait son corps reprendre son rythme. La main de sa mère qui, d’un geste lent, précieux, écrasait un linge blanc dans le broc d’eau, parfumé à la fleur d’oranger. Cette main, toujours, comme séparée du reste du corps maternel, qui lavait son front, annihilait le tremblement nerveux de ses mâchoires crispées sur la douleur. Cette main qui, enfin, affirmait dans le fasseyement de ses doigts glissant tendres, dans la chevelure trempée de l’enfant, une promesse tardive, fallacieuse, d’amour éternelle.
Et voilà que soudain, nu toujours dans le lit de son appartement parisien, il se tournait. Son corps lourd, liquide de la chaleur estivale, basculant vers celle qui écoutait son récit. Cette femme-là, sa maîtresse, effleurant, inconsciente, les muscles de son amant, ses jambes que des années et des années de vélo avaient harassées jusqu’à tendre la surface fragile de la chair. Anouck lui murmurait dans un songe :
- Mon père, qui pratiquait intense, m’a toujours dit que le vélo était un sport de suicidaire, d’hommes aimant les souffrances vives.
Il ne voyait pas où elle voulait en venir. Anouck n’osait le mot « maso », le retenait au creux du silence de la pièce. Elle ne lui disait pas non plus que, très jeune, on avait dépisté chez elle, ce don de l’effort poussé au plus loin de la souffrance musculaire, lorsque, enfin, la douleur rencontre la jouissance. Son père à elle ânonnant : « Tu aurais pu être…» Oui, elle aurait pu, l’avait refusé, comme d’un destin insufflé à son corps défendant. Mais voilà, qu’à son tour, Sameh basculait cherchant sur le dos de maîtresse, l’épaule nouée, le muscle convulsé pour que sa main, dans un retour inconscient aux terres de son enfance, promette ce qu’il ne pouvait donner.
Anouck voyait les liens. Ce tic-tac infernal des causes à effets, au fur et à mesure que les doigts de Sameh massaient les veinures recourbées de ses reins. Elle avait toujours su. Si instinctive qu’elle était, que son corps déroulait, pour elle, toujours ses craintes avant même qu’elle n’en saisisse la portée intelligible. Ses mains crevassées, labourées, saignantes en une stigmatisation permanente des vibrations de l’air. Elles étaient toutes ainsi les femmes de sa famille. Ayant appris de la souffrance, ayant suffisamment brûlé dans son incandescence vive depuis des générations, pour en reconnaître, rien qu’à l’odeur terreuse, la terreur adductive. Alors elle voyait cet homme rencontrer un soir d’hiver sur son vélo, pédalant fou, pour niquer son destin dans les rues de Paris. Elle le sentait, oui, diluer sa part palestinienne dans le soulèvement de sa peau comme s’il tentait d’en séparer le muscle de la chair pour mieux s’oublier.
- Tu aimes ?, lui demandait-il, anxieux de sa satisfaction.
Il ne prononçait pas, à ce stade de leur liaison, la terminologie amoureuse encore interdite :
- Tu m’aimes ?
Mais l’intensité de la question jaillissait, avec derrière, l’espoir d’une quête accomplie. Avec, dans l’au-delà illisible, la recherche d’un havre enfin débusqué où, toujours et à jamais, il pourrait assouvir l’immense béance de son identité. Elle répondait apparemment mutine :
- Raconte-moi une histoire de Jérusalem.
Sachant que la seule chance qu’elle avait de le garder au creux de son ventre, demandait d’abord, et dans un préalable forcené, qu’il se pardonne à lui-même ce que les autres lui avaient imposé.
Il se prenait au jeu :
- On habitait le quartier de Bab al-Utta.
Pour elle aussi, les rues de la Porte des Lions, dans la vieille ville de Jérusalem, relevaient d’un paysage intime et presque sacré. Ses venelles enlacées la renvoyaient à ses errances, lorsque son micro de journaliste, à la main, elle cherchait des témoins qui lui disent leur dégoût de l’histoire, des « événements » dans le quartier musulman, tout autour de la mosquée Al-Aqsa. Là, où peu d’occidentaux s’égaraient, sentant, à l’instinct, que sous la voussure des ruelles sales, trop de misères étale pour que leur admiration béate puisse en aimanter encore la divagation.
Il disait :
- Pendant la première Intifada, la ville s’était rétractée sur elle-même. Nous étions bouclés. Les magasins fermés pour respecter la grève générale que les gens de l’OLP nous imposaient. On risquait le lynchage ou la mort si nous n’obéissions pas. On crevait de faim cependant. C’est alors qu’on a vu émerger de partout des mosquées ridicules. Un haut-parleur, une salle de prière à ciel ouvert et c’était parti pour des heures d’Allah Akbar à n’en plus finir. Dans notre maison, ils l’avaient installée lors du dernier ramadan. Elle était restée sur le toit. Un soir, je ne sais plus, peut-être étais-je allé trop longtemps traîner à Ramallah, picolant, riant, mais au matin quand l’aube a émergé, je n’ai pas pu tenir. La voix de l’imam comme une nausée. Je suis monté sur le toit en catimini et j’ai coupé cette putain de sono. Un voisin, en fait, qui se la jouait cheikh depuis quelques mois. Oh, le barouf ! Ils sont tous descendus, cherchant l’absolu mécréant qui avait pu faire ça. Ma mère a très vite compris. Cela ne pouvait être que moi, qui, à 11 heures du matin, dormais encore. Ils ont mis une semaine à réparer. Une semaine bénie.
Anouck souriait. Reprenant elle-même le chemin des anecdotes pour mieux éloigner la peur, accrochée à son ventre, force écorchée, présente en douce, depuis qu’elle l’avait rencontré. Plutôt que de l’affronter cependant, elle tissait l’instant en un long conciliabule de néant.
- J’ai une amie à Naplouse. Soulefah, 77 ans. Elle a effectué le hadj l’année passée. Mais quand je suis venue lui rendre visite à son retour du pèlerinage, elle m’a demandé : « As-tu toi aussi une mosquée près de chez toi à Paris ? » Je ne comprenais pas bien où elle voulait en venir. Mais, oui, lui ai-je répondu, je vis à cinq minutes de la Grande Mosquée de Paris. Je pensais que cela la rassurait de me savoir sous la protection d’Allah. Quelque chose comme ça. Mais non. Elle a insisté : « Et comment fais-tu ? » Comment je fais quoi ? « Yabayéh, mais avec les haut-parleurs ! C’est impossible ici, à Naplouse, on ne s’entend plus. » Soulefah, tu sais, parlait avec ce petit claquement sec de la langue, signe d’intenses désapprobations.
Anouck se marrait, essayant d’imiter ce bruit si caractéristique, ce tapotement de la langue sur le palais, des vieilles gens de Palestine lorsqu’ils retiennent leur pensée pour ne pas insulter la terre entière d’un « Koussourtum » bienheureux mais ô combien inadmissible dans leur bouche de grands bourgeois.
- Tu connais ce petit bruit minuscule ?
Et dans leur mutuelle connivence, face aux gestes infimes des hommes et des femmes du Moyen-Orient, comme le partage de racines communes. Sensations fragiles d’un abîme qu’ils seraient seuls à apprécier. Elle reprenait l’histoire :
- Soulefah a téléphoné à l’imam, pour se plaindre, et exiger de lui qu’à l’avenir, il ne hurle pas sa prière comme un gueux. Si encore, lui a-t-elle balancé, il avait la tessiture soprano de l’esclave Bilal, le premier muezzin de l’Islam. « Mais non, tu éructes ! » Il aurait fait fuir n’importe qui. Elle l’a fait capituler.
Sameh avait glissé de ses hanches trop larges au rebondi de ses fesses, massant toujours, dans un arrondi de lenteur, pour elle, sulfurant. Il happait la chair déliée comme pour tout contenir. Rage ou tendresse, elle ne savait pas. Mais elle sentait sa volonté de tout posséder d’elle-même. Depuis le grain de sueur qu’il aurait léché, avalé, absorbé jusqu’aux taches de rousseurs de ses seins dénombrées. Elle le retenait au bord extrême du précipice, elle-même, pas loin d’y sauter, suppliant presque :
- Tu n’as pas les moyens de tes rêves. Ne m’y entraîne pas.
C’était comme si une urgence le poussait à tout démembrer d’elle pour s’en assouvir… Ou, plus tard, s’en souvenir. C’était comme si elle se fondait dans une existence revivifiée, dont elle connaissait, ses fulgurances pour suffisamment en craindre la blessure comme l’usure exténuantes.
lundi 29 septembre 2008
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire