lundi 29 septembre 2008

Paris - Mosquée Ommeyyade

Le ciel était orange avec des traînées de nuages. Ou bien c’était cette lumière d’éclipse un peu bizarre qui colorait la scène. Il y avait aussi, dans la réverbération du soleil sur les vitres des cafés, le profil épuré du dôme d’une mosquée, jouant au gré des ombres pour se matérialiser. Anouck se souvenait d’avoir envisagé « Ana mejnounah », je deviens folle, lorsque, au reflet du gros commissariat du 11e parisien se réverbérant, était venu se superposer l’arrondi crème d’une coupole omeyyade. Mais, parfois aussi, l’espace de quelques secondes, alors que des passants français s’en retournaient chez eux, un objet à leur bras (quoi ? Une règle d’architecte, un tube de designer, une baguette de pain…), elle voyait les chebabs refluer vers elle, la Kalachnikov ou la M-16 prêtes à tirer de longues rafales. Anouck s’ébrouait. « C’est rien, deux jours que je suis rentrée du pays. Ça va passer », comme s’il s’agissait d’une maladie professionnelle, d’une fièvre passagère qu’on ne prend guère la peine de soigner. Puis, elle traversait la rue, guindée, très sûre d’elle-même, hautaine et orgueilleuse alors qu’en réalité, hésitante, marchant bien vite pour s’aveugler, peureuse, d’un monde extérieur dont elle ne mesurait mal la réalité. Elle martelait pour y croire : « C’est comme le baby blues. Faut que je me détache de l’autre côté, que je revienne ici, en France. Là où est ma vie. » Ses pas qui semblaient s’aguerrir au fur et à mesure que le sol, sous elle, en fait, se dérobait.

Elle se souvenait très bien de cet instant, là, avançant vers le Bataclan. Elle revenait souvent à cette lumière « bizarre » qui les avait réunis la première fois, Sameh et elle. Non pas que quoi que ce soit d’intéressant ait émergé de leur conversation, mais, juste, voilà, l’instant s’était gravé. Elle aurait préféré que d’autres moments plus importants ne la ramènent à leur rencontre. Mais c’était cette insignifiance même qu’elle s’était décidée à mémoriser quand elle allait à la rencontre de ce Palestinien. Plus tard, elle s’interrogerait sur les replis mémoriels. Ce que l’on gardait, évacuait, « avalait, vomissait » se demandant inévitablement ce que lui conservait, sachant que, en toute logique, il avait bloqué sa remembrance. « Il est l’homme sans mémoire. Plus rien de moi ne demeure conscient. » Elle se souvenait aussi de ses derniers mots, lorsqu’au téléphone, il hésitait encore : « Je t’aime…» Il avait eu comme une hésitation, comme si déjà… « Je pars pour revenir. Il me faut régler mes problèmes. Je n’ai que toi dans ma vie pour espérer m’en sortir. »

Mais, à Anouck, pour qui chaque décor incarnait, révélant la substance fantomatique des hommes et des femmes croisés, les rues de Paris, d’un 13e ensoleillé, devenaient chaque jour plus insurmontables. « Comme la permanence de la vie. », murmurait-elle pour elle-même. « Des cendres. Juste des cendres », répétait-elle. Longtemps après, alors que Sameh avait déjà disparu de Paris, des mois, des années plus tard, elle le verrait encore, lâchant le guidon, le corps chaloupant musical au rythme de ses jambes doucement pédalant sur son vélo. Elle le verrait à nouveau, quand revenant, forcée, vers des lieux hantés de leur ancienne accointance, il se tournait vers elle, abaissait la voix et dans un murmure fatigué glissait : « Enti dounia », tu es ma vie. Elle avalait alors une gorgée d’air, bloquant sa respiration, puis expirant lentement pour chasser la résilience. « Ce n’est rien. Cela va passer. Cela passe toujours.» Mais les fantômes persistaient.

C’était une après-midi sans rien d’exceptionnel : le soleil sur Paris et deux ou trois personnes se demandant ce qu’elles allaient pouvoir faire de leur journée, et qui sait, de leur vie. Sameh et Edouard avaient déjeuné ensemble. Ils jouaient maintenant aux échecs, sans rien se dire. De temps en temps un « Tu ne serais pas en train de me faire un coup de pute, par hasard ? » ou bien « Oh, ma belle enflure, tu penses que je ne te vois pas venir ?» Edouard (ou Sameh) se marrant, ajoutait : « Et celui-là, de coup, tu t’y attendais ? » Puis, de nouveau, le jeu s’arrêtait, la main de l’un ou de l’autre suspendue, en l’air, ils hésitaient. Quel pion déplacé ? Quel traquenard à la dame blanche, déjà presque enchâssée, pourrait-il mettre en oeuvre pour la faire tomber ?

Ils avaient ainsi joué trois ou quatre parties, comme ça dans l’appartement en rez-de-chaussée d’Edouard, portes et fenêtres ouvertes sur la ruelle. Edouard levant la tête vers la lumière de la rue ou le moteur au ralenti d’une voiture se garant dans l’impasse comme le réveillant, disant :

- C’est marrant, ici, des fois, j’ai l’impression d’être à Jérusalem.

Puis ajoutant :
- J’ai vu une nana hier au soir. Je ne sais même pas son nom. Elle n’a pas voulu me le dire. On s’est croisés sur Meetic. Une chaude. Une dingue. Au bout d’une heure de truc sexe au téléphone, elle m’a dit qu’elle avait envie de moi. Elle est venue ici. On a encore parlé. Il était deux heures du mat, et j’étais crevé. J’étais allongé dans mon plumard, en slip, mais elle continuait de parler. J’en pouvais plus. Je me demandais même comment m’en débarrasser. Je n’avais plus spécialement envie de baiser. C’est là qu’elle m’a dit qu’en fait, elle voulait me tailler une pipe. Rien que ça, tu vois, une pipe. Juste. Enfin, exactement, elle m’a dit qu’elle se voyait bien me tailler une pipe et peut-être que si ça lui plaisait alors on irait plus loin. On n’a pas été.

La main de Sameh tanguait dans l’air, finalement se décidait, touchait le cavalier, l’avançait. Sa main qui restait quelques secondes encore attachée à la pièce de bois puis la libérant.

- Tu sais qu’ainsi tu vas te le faire bouffer ?
- Il faut savoir sacrifier, habibi. Hier soir, hein, c’était sympa ?
- J’en sais rien. Se faire sucer, c’est toujours agréable. Et dans le genre, elle était plutôt experte. Le cœur à l’ouvrage, quoi. En même temps, c’est un rien étrange une gonzesse qui ne te touche pas mais se jette sur ta queue.

Admettons qu’Anouck fige la scène dans ce juste avant de la rencontre. À cet instant inutile, comme dépourvu de signifiances. Elle aime à les regarder. « Mes hommes d’Orient », dit-elle avec amour, sachant de derrière ce qui se dissimule, c’est le silence insupportable de là-bas. Cette complicité obtuse qu’on ne déguste qu’entre hommes lorsqu’on joue aux échecs (ou au backgammon, ou aux cartes), qu’on fume le narghileh pour déguster l’intelligence de l’inaction. Edouard porte son éternelle surveste noire tâchée. Il est un peu sale : les ongles incrustés de crasse mais la barbe et la chevelure blanches toujours très soignées. Il est assis sur le lit. Son lit n’est pas fait. Par moments, il s’allonge quand sa réponse à l’attaque en train de se jouer sur l’échiquier mérite une plus grande réflexion.
Naturellement, il allume une cigarette, les cendres tombent sur le lit. Il les époussette mais pas plus. Les cendres restent diffuses sur la couette. Sameh, lui, s’est assis sur une chaise. Il a revêtu sa chemise noire de soie, un pantalon de lin et des tongs de plage très fines. Il est toujours d’une excessive élégance. S’habiller relève, pour lui, d’un cérémonial ou d’un mantra qui tiendrait éloignées les forces obscures. Quelques fois, il n’y parvient pas. Il se déteste alors. Son reflet dans la glace lui signifiant son usure. Mais, aujourd’hui, en enfilant cette chemise à col mao noire, à l’encolure brodée, soie chatoyante, il se sent beau. Il se sent presque léger. Il a envie de gagner.

- J’en sais rien. Une nana que tu ne connais pas qui vient te sucer au milieu de la nuit ? C’est sympa, non ? Pourquoi pas ? Je veux dire, excitant même. Je me demande ce qu’elle avait dans la tête, cette conne.

L’aveu, la confidence à peine ébauchée, s’arrête là. Il leur suffit d’être ensemble, qu’ont-ils vraiment à ajouter de leur vie compliquée ? Anouck se demande si vraiment, c’est ainsi que les hommes vivent. Elle se le demande d’autant que chantonne dans sa tête le poème d’Aragon. Une pièce, un pion, qui bât l’air, presque perdu, puis se replace sur l’échiquier. Un homme, qui apprend à être, bande, se débat dans le vent puis retombe glacé, la queue comateuse.

Anouck rembobine la scène. Elle veut les regarder à nouveau. Elle aime à les voir ainsi, calmes et sereins, si fraternels, dans leur animale connivence alors que dehors, dans la ruelle ensoleillée, le silence seulement.

Mais elle sent aussi que quelque chose lui échappe. On dirait qu’ils s’accrochent l’un à l’autre depuis déjà pas mal de temps, comme si c’était leur unique moyen d’avancer, d’encore respirer. « Ensemble, ils sont purs. » Voilà l’idée qui lui traverse la tête. Elle se rend compte que c’est cela même. « Ensemble, ils sont vrais. » Et dans la confusion de sa vision, elle les voit nus, ployer l’un vers l’autre, l’un contre l’autre. Elle les voit, oui, frère d’armes ou de malheurs, s’arc-bouter à leur seule connivence pour survivre. « Ensemble, ils se noient. Et cela les conforte. » Cette fois, Edouard ne décrit pas la femme à la pipe nocturne. Il dit :

- J’ai vu Cerise hier au soir.
Sameh, lui, a la même réponse.
- Hier au soir, hein ? C’était sympa?
Dans le studio, malgré les fenêtres ouvertes, la pénombre grandit. Ça sent le renfermé. Peut-être la poussière qui filtre dans la lumière qui décroît. Sameh est toujours assis sur sa chaise, la chaise un peu bancale, mais les jambes croisées, le corps qui se penche sur le jeu d’échiquier.
Cette fois, il ajoute :
- Elle te manque ?
- Oui, sans cesse. Sans arrêt. Je suppose que c’est comme ça. Qu’il y a pas grand-chose à faire. On s’est vus. On a fait l’amour. C’était sublime. Tu sais, cette osmose des corps, de l’esprit même, quand tu sens que tu ne formes plus qu’un. Comment tu veux renoncer à cela ? Je pense à elle tout le temps. Mais, ensuite, elle se rétracte. Elle ne veut pas, elle me trouve quoi, j’en sais rien. Trop bohème, pas assez sécurisant… Alors, à chaque fois, elle me quitte. Elle s’en va. Les femmes ensuite, les autres, tout ce que tu peux te raconter... Même si tu lui colles une belle étiquette à ta nouvelle conquête, du 100 % bio, pure cochonnaille, elle sera jamais à la hauteur. Et puis t’es quand même épuisé. Y croire, encore, hum…

Ils se comprennent ainsi d’un hochement de tête, d’une phrase déliée sans autre signification que pour eux-mêmes. Les mots n’ont aucune importance. Edouard pourrait même dire une connerie du genre : « J’ai envie de frites. » Cela reviendrait au même. « C’est la malédiction d’Orient », pense Anouck soudain admirant leur désoeuvrement. « Sûr, qu’ici, c’est cela, le poncif à l’état brut. Ils y croient tous deux. C’est cela qui les rapproche. » Ils sont tous deux perdants, des rêves d’émancipation plein leur besace folle que la terre se chargent de réduire à sa plus simple expression.

Pourtant, reprend-elle, en même temps qu’elle appuie sur le mode lecture, leur redonnant vie et expression, pourtant la malédiction du Levant n’est pas que subie. Elle est aussi un défi : celui qui la combat prouve sa valeur. Comme Hannibal, pense-t-elle, appelant à elle le génie de son enfance tunisienne : Celui qui lutte se libère du destin des origines, de la Terre étouffante et s’octroie ainsi la grâce d’un possible renouveau. Qu’importe ensuite que d’autres le battent. Sa part, son émancipation, lui est acquise.

Elle se demande si elle pense là en Occidentale ou en Orientale. Elle ne sait plus si elle retrouve ainsi le chemin vagabond de sa Tunisie, de ce court sentier qui menait de sa maison à la plage. Mais l’image d’Hannibal s’impose, de ce guerrier irascible, menteur et filou, dont on lui lisait les aventures quand petite fille, elle s’endormait dans la cour, dans la cour centrale de sa maison, à l’ombre du cyprès, près du puit asséché. « Des lâches, des couilles molles, des perdants. » dit-elle les regardant pleine de rancoeurs. Peut-être sa part orientale lui fait-elle admettre enfin : « Ils obscurcissent la vie d’un poids qu’elle ne leur imposait pas. » Elle censure son mépris. Les laisse à leur partie d’échec.

Après ça, Edouard joue sa dame. Il perd. Il le sait. Mais ça n’a aucune importance. Le téléphone sonne, celui de Sameh. De plus en plus, il le ferme ou bien alors sur le mode silencieux, parfois vibreur, pour ne pas voir s’afficher tous les jours avec une régularité suffocante le « Nibal parents » ou le « Maison Al-Qods. »

- Tu ne m’as pas appelé hier au soir ? Tu es sorti ?

Nibal lui parle en Français, pour tenter de l’amadouer, d’être au moins dans une complicité de langue à défaut de la proximité des corps. Mais il la renvoie à son horizon, sans un seul mot de tendresse. En Arabe.
Le soir, lorsqu’elle le lui reprochera, il aura ce silence, cette hésitation, avant de lui dire que, face à des étrangers, il n’aime pas se donner en spectacle. Il ment, elle le sait. Elle n’ajoute rien. Ne l’affronte pas. Elle choisit un chemin détourné pour le ramener à elle, cette phrase qui emprisonne Sameh dans sa culpabilité : « Moi, depuis que nous nous sommes mariés, tu es mon seul horizon. Le seul que je regarde. Pourquoi ne suis-je pas cela pour toi ? » Elle lui parle en Français, mais c’est en Palestinienne qu’elle pense. Que croit-il enfin ? Qu’on aime celui qu’on épouse d’une passion sans faille ? La croit-il ainsi assujettie à des amours folles ? Non, elle le rappelle à son devoir, à ce dévouement familial dont elle ne comprend pas qu’il puisse le lui refuser.
Pour l’heure, dans l’appartement d’Edouard, Sameh se défile.
- Ecoute, là, je suis avec un ami.
Edouard fait des grands signes de mains, des « you-yous » lointains comme pour dire qu’il la salue bien bas. Lui envoie sa tendresse. Ses caresses amicales.
- Avec Edouard. Il t’embrasse d’ailleurs.
Nibal n’a pas un mot pour lui. Juste un « Ah oui, très bien. » Elle ne l’aime pas, cet Israélien, ami de son mari. Ce n’est pas qu’il soit juif, enfin, peut-être aussi un peu, mais elle a comme une réticence à les supposer si fraternels. Si proches l’un de l’autre. Edouard, comme un double funèbre, qui entraînerait son mari vers ses pires penchants. Oui, c’est cela, elle en a peur, persuadée que, dans leurs chuchotements d’hommes, Sameh puise la force de s’éloigner d’elle. Elle en sait la tentation. Elle ne comprendra que, des mois plus tard, à la naissance de son premier enfant, qu’elle ne doit le retour de ce mari qu’à son ami juif : Se nourrissant tous deux, tous deux s’alimentant à la même source de terreur.

- On joue aux échecs. Je te rappelle dans la soirée ? Je serai à la maison. On discutera plus longuement.


Sameh raccroche.
- T’en es où avec elle ?
- Y’a rien à dire. Je vais devoir repartir. Vivre là-bas. Quelque mois encore et je n’aurais pas d’autres choix. J’en crève. Je suis en train de crever, là, sur pieds.

Puis le téléphone d’Edouard qui sonne à son tour. C’est Manu.
- Tu fais quoi ?
Le « quoi ?» bien appuyé, bien traînant, pour mieux s’inviter.
- On pensait se prendre un verre en terrasse avec Sam. Tu nous rejoins ?
À peine a-t-il raccroché que c'est Anouck qui appelle. Elle revient de là-bas. Il y a deux jours encore à Jérusalem. « Un reportage à la con », dit-elle. Elle est un peu paumée, un peu triste aussi comme chaque fois qu’elle rentre à Paris. « L’impression d’une déchirure, d’un arrachement. » Elle se disait que voir Edouard pourrait l’aider. Le voir, lui, l’Israélien volubile, désormais à Paris comme avant lorsqu’ils se prenaient une limonade de citron frais et de menthe pulvérisée au Bedouin Café sur la route de Jéricho.

- Oh ma belle, tu nous rejoins ? On va se prendre un apéro au Bataclan.
- Tu sais ? J'ai beaucoup pensé toi quand j'ai repris un verre, seule, enfin pas seule, mais personne que tu connaisses, au Bedouin café. Tu te souviens ? Je les croyais réellement bédouins, les proprios, leur parlant en Palestinien, pour leur montrer combien je les respectais... Il avait beau me dire « Kein » que ça percutait pas. Abasourdie, quand j'ai finalement compris que c'étaient des juifs tunisiens dont la tchoutchouka était tout simplement géniale parce qu'ils étaient tout simplement tunisiens ...
- Bienvenue dans nos territoires complexes, ma douce. Allez, viens prendre un verre avec nous, j'ai justement un vrai Palestinien à te présenter.

Voilà, c’est aussi facile que cela la rencontre. Ils sont quatre, à la terrasse du bar du Bataclan : Ils ont pris des verres de vin rouge sauf Sameh qui, depuis la mort de son père, maintient un deuil strict et ne boit pas d’alcool.
Le serveur a apporté des cacahuètes qu’ils picorent. On pourrait croire que leur rencontre va être fulgurante, tant après cela fait mal l’absence, le manque, l’amour. Mais non. Elle est insignifiante. Elle n’aboutit pas. Ils se regardent dans la lumière hésitante. Ils se parlent. Edouard demandant des nouvelles du pays. Anouck explique qu’elle n’est presque pas allée en Israël. « Ça fait trop mal. Quelques kilomètres et tu laisses derrière toi ta vie de soldats, de check-points et de gangs mafieux palestiniens pour rejoindre la civilisation ? Je n’ai plus cette légèreté. » Edouard qui répond, tout en lui piquant son verre, juste « histoire de goûter, voir si ton brouilly est meilleur que mon côte du Rhône » que, au-delà de Cerise, sa belle Française qu’il a suivie à Paris, c’est pour cela qu’il a voulu partir de Jérusalem. « Faire le point, me demander ce que moi, en tant qu’individu, j’avais à partager avec la société israélienne. Apparemment rien. Je ne veux pas être, d’une manière ou d’une autre, porteur d’un pays qui dénie à l’autre, l’Arabe, ses droits, son humanité. »
Manu, lui, s’énerve. Il dit qu’il ne supporte plus ces discours rances. « Demandez aux Palestiniens, hein, demandez leurs s’ils veulent vraiment vivre dans un Etat Palestinien ? Vous savez ce qu’ils vous répondront, le savez-vous, membres désabusés de la communauté ? Moi, je vais vous dire ce qu’un ami palestinien, Sari, de la vieille ville de Jérusalem m’a dit : « On ne veut pas d’eux. » Eux, c’est la clique d’Arafat. Des Abou Mazen, des Mohammed Dahlan, toute cette mafia. « On ne veut pas d’eux », voilà ce qu’il m’a dit. Allez-y, jouez donc les dégouttés, la bouche en cul de poule, sur les faillites d’Israël. Sortez-le moi votre joli couplet rance sur l’apartheid israélienne. N’empêche que même les Palestiniens des Territoires, ils voudraient y appartenir ! »

On pourrait s’attendre à ce que Sameh intervienne, pose sur la table une petite vérité bien sentie sur l’occupation. Mais non. Il ne dit rien. Il n’a pas envie de se gâcher une journée de soleil en pensant à Jérusalem. Alors c’est Anouck qui s’y colle. Elle parle avec assurance. En même que dans sa voix Sameh sent une certaine lassitude. Elle dit que c’est un peu plus compliqué que cela, la vie là-bas. Elle dit l’adulation d’un modèle en même temps que son exécration. Elle dit « Faut revenir à des choses simples parfois, Manu : Israël, dans les Territoires, c'est une occupation. » Elle dit aussi : « J'aurais bien aimé que ça marche ce modèle comme un laissez-passer entre des cultures. Oui, j'aurais bien aimé que, pour une fois, dans ce siècle, de mélanges, de liens, d’égalités. Les Palestiniens ont plus à perdre que les Israéliens dans le rétrécissement de leur vision. Mais, quoi qu'il arrive, cela reste une occupation. Et ça, aujourd'hui... »
Sameh la regarde, curieux, désormais de cette femme péremptoire qui n’a pas besoin de quêter son approbation pour s’ériger en porte-parole de la cause palestinienne. Elle l’amuse quand elle dit : « Les hommes de la Sultah », laissant la finale se prolonger en un vague soupir de dégoût. Elle ne dit pas l’OLP ou l’Autorité Palestinienne. Elle crache le mot en Arabe, comme habituée. « La Sultah, pour une très grande majorité de Palestiniens n’est rien d’autres qu’un ramassis des collabos qui, sous couvert de lutte nationale, traficotent à tout va pour leurs petits bénéfices personnels. Cela aussi, c’est une occupation. Cela aussi, au moins en partie, est à mettre au compte de l’occupation israélienne. Est-ce que désespérer d’un nationalisme arabe, palestinien fait de toi un pro israélien, Manu ? Je ne crois pas. » Sameh pense : « Quand même, elle est gonflée. » En même temps que ça lui plaît bien à cet instant, cette façon qu’elle a de se poser à l’intérieur de son monde. Surtout de se passer de son assentiment, à lui, le Palestinien.

Il a le sentiment qu’elle est inaccessible comme si rien ni personne ne pouvaient l’atteindre. « Si elle voulait de moi, ne chercherait-elle pas à m’amadouer de connivences ? » Il pianote sur son Blackberry. Anouck se demande quoi, c’est la première fois qu’elle voit un appareil comme celui-ci. Pour le lui montrer, il enlève ses lunettes de soleil. Elle mate en douce ce regard vert-noisette, avec une ride légère en dessous. Dans ses lunettes, elle voyait le reflet des boutiques, du capot des voitures parisiennes. Maintenant, elle voit juste ce vert-cendre délavé et son sourire douloureux. Anouck panique. Elle a l’impression que Sameh entend tout ce qu’elle a dans son crâne. C’est à ça qu’elle comprend. « Merde, merde, tiens, voilà qu’il me plaît. » Elle commande un second verre. Elle se raidit, se calfeutre. Elle ne veut pas que cela se voie, cette évidence, le désir, qui lui cisaillent déjà le ventre. En même temps, elle a l’impression que, tout autour, l’air bourdonne de sa révélation. « Tu me plais. J’aimerais… Quoi ?… ? Mes jambes à demi-croisées, en biais vers ta main qui vagabonde de la table à ton téléphone. » Elle n’aime pas qu’on surprenne chez elle ces simagrées dont elle juge, pour les sentir chez les autres femmes, l’apprêt terne et pathétique. Tout cela, elle le dissimule, paniquée à l’idée que son corps ne la trahisse. « Quand on aime, on se sent seul. » Voilà que cela lui revient, cette vérité paternelle. Pourquoi de telles sentences ? Elle n’en sait rien. Mais c’est une vilaine pensée qui l’alourdit. Celle de l’abandon, celle de l’après. Le post-coïtum, animal triste, qui autant qu’aux hommes, la marque d’une opacité irréductible. Elle ne veut plus que l’effleure le désir. « Forcément stérile. » Elle se raccroche à cela, à ses souvenirs passés, ses amours fanées qui lui disent l’éphémère de l’attachement. Elle ne veut plus rien ressentir. Mais dehors, la nuit qui descend est presque tiède. Cela l’amollit. Cela la rend poreuse et comme suspendue dans la vague irréductible et chaude de l’air ambiant. Elle entend Sameh parler de son appartement :

- Ce que j’aime chez moi, c’est l’étendue verdoyante depuis mes fenêtres. Quand je mate par la fenêtre les arbres de la rue, j’ai l’impression d’être au cœur des cimes d’une immense forêt. Protégé.

Anouck s’éprouve, légère en même temps que virevoltante comme le vent au creux des feuilles. L’alcool sans doute. Sameh se lève. Il dit qu’il ne peut plus rester, qu’il a des coups de fils à passer à Jérusalem. Il dit tandis qu’il enjambe déjà son vélo : « Je file. » Les autres restent. Ils iront au restau.

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