Il n’était pas né d’un accident. En fait, il n’était pas même né. Plutôt éjecté. Lui, plus tard, adulte, il aurait bien aimé l’accident, qui aurait ouvert sa vie à une ascension vertigineuse. « Même l’enfant d’un viol, tiens », disait-il. Oui, même ça, être le cyclope monstrueux, dont le front s’ornerait de l’irrémissible violence. « Cela aurait été mieux.» Mieux que cette existence de chien, mieux que ce mektoub de merde, lignes et fractures prédéfinies alors que sa mère, Mouzna, l’expulsait en le maudissant.
À l’âge qu’elle avait, sa mère n’aurait jamais dû enfanter. Peut-être même, on ne savait pas, pour elle, était-ce une anomalie à laquelle, alors que son ventre gonflait et se tirait vers la mise au monde, elle ne pouvait croire.
- « Chou ayda ? » , répétait-elle dégouttée comme si soudain elle devenait une Myriam Al-Adra’ , plus que vieillissante mais toujours virginale.
Non pas qu’elle ait peur que son corps ne s’affaisse ni ne se disloque. Après dix-sept grossesses dont treize abouties, Mouzna n’avait plus ce genre de problèmes existentiels. Juste qu’elle n’y croyait pas. « Mish monken, la, la » , répétait-elle, dodelinant de la tête, atterrée, courant dans les rues du vieux Jérusalem, en souhaitant que le Dieu clément et miséricordieux l’avorte dans le cahotement de ses pas hystériques tout autour du souk d’Az-Zeet.
Voilà : elle avait 49 ans, treize enfants vivants dont neufs mâles, un mari qu’elle haïssait du plus profond de ses hormones bouleversées. Et il fallait encore que ce connard lui percute un nouveau chiard dans le bas-ventre. Sa part du contrat, ne l’avait-elle pas assez remplie pour qu’Allah lui foute la paix ?
Mais il était né, braillard et suintant le placenta. Petit monstre, déjà, qui lui rappelait les crampes extatiques de son mari. N’aurait-il pu, au moins, s’en torcher une autre ? Parfois, ses mains de commerçant de la vieille ville, à lui, son mari, la dégouttaient tellement qu’elle priait pour qu’il s’en chope une nouvelle de fatma. Pas un vrai mariage. « Haram, HARAM. » Mais au moins un accord transitoire, par mitaa, comme les Chiites, ces dingues, pratiquaient encore, juste le temps d’une passe. Qu’il se soulage et qu’il lui foute la paix pour quelques bonnes semaines, quelques mois. Elle levait la main devant ses yeux et, à l’instar de l’enfant fautif, se disait qu’elle n’avait plus d’autres moyens que de se laver la bouche « trois fois », au savon pour de telles pensées meurtrières.
Son mari, Hassan, l’avait toujours dégouttée. Sa famille l’avait forcée alors qu’elle s’était déjà donnée : un premier mariage d’amour, agrée par la volonté familiale, qui avait volé en éclat au bout de quelques années.
Mouzna avait déjà ouvert ses jambes à l’Homme, l’unique. Celui dont le seul souvenir lui traversait toujours la peau comme une aiguille affolante qui vous lamine les nerfs, passages convulsifs, sens lacérés. Mais l’homme, son amour absolu, crevait doucement. Il avait certes mis des années à agoniser. Une dizaine d’années avant de mourir. Ses parents à elle, cependant avaient vite pigé. S’ils ne réagissaient pas, leur fille ? Khallasse . Veuve à 25 ans, sans enfants, sans rien qui fait la vie et le bonheur d’une grande maison. Alors, vite, ils l’avaient récupérée, avant qu’elle ne vaille plus rien sur le marché. À 21 ans, ils l’avaient dépouillée de celui qui la transfigurait pour la donner yalla-yalla à ce bouseux de Jérusalem. Qu’avait-il fait, lui, son meskine de nouveau mari pour la mériter ? Sauf à la monter, l’engrosser, puis recommencer dans un cycle infernal qui résumait sa vie. Il n’était pas même capable de nourrir sa famille, bankrupt obligé, quand l’OLP ordonnait à tous les commerçants de Jérusalem Est de se la jouer « Ville-morte » pour soutenir la juste cause : « La Libération de la Palestine de l’oppression israélienne ».
Elle marmonnait ses mots avec des guillemets dans la voix. Elle les détestait, ces hommes, leur pouvoir et la force qu’ils lui imposaient. Une sorte de distanciation bienheureuse qui lui faisait reconnaître comme seule patrie la ville de sa naissance, Khalil . Puis elle reprenait : « Qu’aurait-elle pu espérer en secondes noces ? » Ses amies, ses voisines, cela faisait longtemps qu’au moins, elle n’avait plus à se préoccuper des élans de leurs vieux compagnons. Vagin asséché, leur rôle accompli, Oum suprême d’une tripoté d’awlads qui vénéraient son don, le sacrifice de la femme à la procréation sublime.
Sur le lit de la chambre, ce nouveau fils qui lui venait, elle l’avait balancé à terre. Les douleurs à peine terminées, le sang toujours l’inondant, elle l’avait repoussé du pied. Peut-être qu’il allait crever finalement si on faisait semblant de ne pas le voir. Si juste, sur le sol de la vieille maison d’Harat al-Mograbi, il disparaissait. Un golem s’enfonçant dans le néant de la terre labourée dont il n’aurait jamais dû sortir. Dans sa désolation, Mouzna, au moins, avait-elle espéré une fille. « Ya benti » appelait-elle, tournée vers le ciel, une qui serait capable de se taire, et qui rapidement prendrait conscience de son rôle dans la vie, l’aiderait, elle, Mouzna, tellement fatiguée. Déjà, qu’elle ne voyait pas comment elle allait pouvoir s’en occuper de ce nouveau-né. Mais il avait braillé. Et le père était entré dans la chambre, heureux du don qu’Allah lui apportait au seuil de sa grande vieillesse. Il l’avait nommé Sameh.
Elle avait bien essayé de le reprendre, de le porter sur sa peau, qu’il sente sa mère-animale. Elle s’en voulait tellement de sa réaction. Ô vraiment se vivait-elle dans le péché ! Mais c’était trop pour elle. Il incarnait. Quand elle le voyait, enturbanné dans la couverture-moumoute avec les lionceaux dessus imprimés, la haine refluait. Plus tard, Sameh aurait ces mots comme si cela expliquait tout de sa vie. Voilà, cette femme, sa mère biologique, pour qui il aurait tout donné, cette femme, si primordiale et si essentielle qu’elle lui nouait son destin, le larguant aux bons soins du sol et de la crasse.
- Ya habib’ elbi, chou kaman après ça ? Walla shi. Plus rien à faire. Abadan, abadan.
Oui, à jamais, il était marqué. Le fer sur sa peau en tatouages convulsifs, comme les Nazas, les brebis aux longs poils soigneux, qu’il voyait, enfant, patientant terrorisées aux abords des boucheries avant que le couteau ne leur tranche la gorge.
Mouzna voulait s’en débarrasser de ce môme. Qu’il vive ! Puisque ainsi Allah en avait décidé. Mais qu’elle lui échappe, par pitié. Au début, son mari ne voulait pas s’en séparer. Le regard de Sameh, à mesure que les mois passaient, se teintait des mêmes éclats de miel que les yeux de son père. Sans doute était-ce d’ailleurs celui qui lui ressemblait le plus. Le plus beau de ses rejetons. Ses yeux d’un vert laminé de la couleur des pluies hivernales, sa peau si blanche de poupon encore mal arrimé à la vie, le faisaient craquer. Il aimait ce gosse. Il l’aimait d’un amour absolu. Tentant, malhabile, de réparer sa naissance désastreuse, sans parvenir à s’en faire aimer. Car Sameh, même chouinant, instinctif ses premiers mois, n’avait qu’une volonté : toucher, approcher, se disloquer dans le suc maternel, à lui, à jamais interdit.
Son père avait fini par céder. Il cédait toujours devant Mouzna comme si quelque chose de secret, de terrible, à eux seuls connus, lui interdisait de l’affronter. Peut-être savait-il combien la volonté forcée de sa femme, le jour de leurs épousailles, le rendait à jamais coupable. Très bien, puisqu’elle n’en voulait pas de ce dernier né qui leur était échu, Sameh irait vivre chez l’une de leurs filles dont le mari se montrait incapable de l’engrosser. Ainsi, juste destin, par cette décision, pourrait-il compenser le fatum initial et, qui sait, réparer l’affront de ses circonvolutions érectiles sur le ventre éreinté de sa femme.
mercredi 24 septembre 2008
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