C’est une photo que m’a envoyée Olivier. Plus exactement trois images numérisées, récentes. Un voyage d’il y a à peine 15 jours. Lui, Olivier, en Tunisie, les vacances, son ami R… Harki de France, en tandem pour une promenade nuptiale.
La première image : une simple plaque. « Villa le Chergui », du nom d’un vent de désert, qui porte avec lui le sable. Ici, au Moyen-Orient, on le nomme Khassim. C’est exactement le même toutefois : un souffle lourd, chaud, de sable et de grains fondus qui vous mange la peau, qui vous asphyxie et finalement vous désagrège dans ses brumes tendues des journées d’été.
La seconde image, c’est la vue depuis la ruelle pentue de Sidi Bou Saïd (Tunisie) de ladite Villa « Le chergui. » Elle est prise depuis la rue qui fait coude, l’entrée principale, si ronde des maisons arabes, avec au-dessus une fenêtre (ce qui n’était dans l’ancien temps que le grenier, mais peut-être aujourd’hui ?), le bougainvillier rouge flamboyant (forcément) qui les noie sous ses fleurs puis le muret d’un blanc parfait (nécessairement) qui suit l’encoignure et prolonge la ruelle. Enfin, élément primordial, le cyprès, dont la majesté exubérante bouleverse l’image d’un poids lugubre. Pointé haut, cône lourd ramassant le ciel, comme trop hautain pour être restitué sur l’image. Le soleil de toutes les façons brûlant les couleurs, le vert, sa saveur initiale, tuant les nuances.
C’est une image mythique. Ne serait-ce que dans sa perpétuation. Rien n’a changé. Rien n’a bougé.
J’ai dit : « Mon dieu, que désormais, il est majestueux le cyprès de la cour, qui grimpe depuis le puit asséché du liwan. » Avec, en même temps, un trou au ventre, un appel d’air à voir ainsi la preuve soudain que ce lieu existe bien. J’ai dit « Mon dieu… Qui grimpe depuis le puit asséché…» pour moi-même. Ajoutant ce détail, ce « Qui … » en fin connaisseur. Ajoutant ce détail pour moi-même, le trou au ventre toujours.
La troisième image enfin, prise de l’arrière, lorsque la ruelle s’allonge dans une droiture de mauvaise aloi, comme devançant la forme de la ruelle, s’englobant au village, avec juste un portique de plage, mais celui-ci d’un bleu outrageux, qu’on voit parfois aux villas rococo de Normandie… Ou de Grèce, l’analogie plus commune. Je sais derrière le chemin qui mène à la plage. L’étroite bande de terre ocre, le lacis piégé de cailloux grège qu’il faut traverser pour basculer dans la mer. Est-ce encore ainsi ?
Voilà, c’est Sidi Bou le lieu où je suis née (enfin pas exactement, le lieu où j’ai vécu. Je suis née à Carthage.) Voilà, c’est Beyrouth depuis laquelle je regarde trois images de ma naissance. Mais trois images, shootées il y a quinze jours. Et je ne puis que me demander depuis combien de temps je vis. 15 jours ou quarante ans ? Combien de temps le cyprès de la cour au puit asséché me survivra. La photo ne le dit pas.
Il n’y a pas un seul être vivant sur ces images. Pas même un âne, comme on pourrait s’y attendre pour une telle « carte postale. » Je la sais pourtant occupée, la villa Le Chergui. Depuis notre départ, ce qu’en me moquant de moi-même j’appelle notre exil français (n’étions-nous pas Français alors même que nous vivions en Tunisie ?), je m’enquiers de ses nouvelles. Lorsque l’un des miens rentre, lorsqu’un ami y part. « Et Sidi Bou ? Et la villa Chergui ? » Mais moi, je n'y retourne pas. Aux autres, je dis que je connais trop. A moi-même ?
- D’habitude, je dis que je connais. Bien mieux qu’un espace à contempler ou à redécouvrir, la Tunisie représente ma géographie intime. C’est ma blessure en même temps que mon talisman. Mais ce n’est pas vrai. Ou alors pas assez vrai. J’ai simplement peur. Une peur terrible, sans fondement précis, de n’en rien retrouver. De me confronter à un fantasme qui m’a pourtant constituée. Si rien n’existe, qui suis-je alors ? Ma sœur, ma mère y sont retournées. Elles ont pu dire que cela avait changé. Elles ont pu retrouver les quartiers, la maison elle-même. Ma mère sonnant à la porte de la villa Chergui où nous vivions, s’invitant à entrer, face au propriétaire, un Tunisien, un peu perdu à qui elle disait : « C’est là que j’ai aimé. C’est là que ma fille est née. Mes souvenirs imprègnent les murs. C’est leur identité. » Ni mon père, ni moi-même cependant n’y avons jamais plus remis les pieds. Nous en sommes les dépositaires, de ce temps passé. Si, par notre retour, nous brisions le mythe, alors, je crois que rien ne survivrait. Ce serait notre mort? La porte, l’exil refermés, les rouvrir à nouveau ? Trop de dangers.
De mémoire, je puis citer un texte de Sherod Santos qui définit ce fragment de moi-même, cette identité de néant, poussières remuées, silences usés sur des images ou plus rien ne m’appartient. Un théâtre vide. « Car qui n’a pas été frappé, en s’efforçant de se rappeler un fragment de passé, par la soudaine impression de remuer des cendres ; puis par la lente prise de conscience que ce que nous sommes est composé et ce, uniquement peut-être, de ce que nous ne pourrons jamais retirer de ces débris. »
Sidi Bou (non pas Sidi Bou Saïd, mais bien Sidi Bou, dont le raccourci même dit l’appartenance, le lien), la Tunisie, alors comme le « locus genii » des anciens. Le lien vibrant, vivant. LE LIEU.
- Je me souviens d’une nuit en Tunisie. La maison était calme et nous dormions tous. Puis quelque chose m’a gênée, m’a appelée sans que je comprenne de quoi il retournait. Un bruit ? Un mouvement dans la nuit ? J’avais quoi ? Peut-être cinq ou six ans. Je me revois debout marchant vers la chambre de mes parents. Le couloir rempli d’une étrange fumée. Lourde, tenace. Je croyais rêver. Il y avait aussi une odeur d’herbes intense. Quelque chose de très fort. Comme la fumée d’un feu de savane. Je marchais dans ce brouillard quand soudain dans le salon principal j’ai vu des hommes totalement nus, noirs, brillants du maléfice des djinns. J’ai hurlé. Ils se sont tournés vers moi. Ils m’ont regardé. Et très très lentement ont sauté par la fenêtre ouverte. Rien. Ils n’ont pas prononcé un seul mot. Seule, j’ai hurlé, hurlé comme un chien hurle à la mort, je crois. J’ai le souvenir d’une douleur dans la gorge, un abrasement. Ma mère est apparue, affolée. Elle était comateuse comme si malgré tout, mes cris, mes larmes, mes hurlements, elle ne parvenait pas à se réveiller. En fait, ce n’étaient pas des djinns. Mais des voleurs, dont, on l’apprendrait plus tard, le corps enduit d’huile devait leur permettre d’échapper à toute prise… Au cas où les herbes qu’ils avaient fait brûler dans le jardin ne suffisent pas à nous endormir.
Cela, je l’ai écrit, ailleurs, dans un autre texte. Un texte romanesque, lui non plus n’est pas vrai. Lui non plus ne dit que son mythe. Celui des hommes en noir dont la puissance maléfique, l’étouffe des herbes brûlées, appartiennent à une autre des errances familiales, aux vaudous du Bénin où ma famille encore traînait.
Ai-je vécu en Tunisie ?
Au-delà du souvenir reconstitué, cette « mémoire pied-noir », lacérant la grisaille de ma vie française grâce à la magie des instants tunisiens, le miracle d’une présence, de ma présence au monde, je crois.
A Beyrouth hier, avant qu’Olivier ne m’envoie ses trois photos, alors que je ne songeais point à la villa Chergui, une amie me montrait certaines de ses images à elle, celles qui interrogent la mémoire, celles sur lesquelles elle songeait à écrire. Elle, enfant, bébé boule et sa sœur, plus filiforme (bien que plus tard, sur d’autres images, mon amie semblerait maigrichonne) face à la mer, couleur de l’Atlantique cette fois, ce blanc saturé, presque nauséeux des plages africaines. Elle vivait, elle, en côte d’ivoire. Elle, libanaise. Sais-tu, me dira-t-elle, qu’au moment de l’indépendance du Liban, nous Libanais de l’Afrique nous avions eu à choisir si nous voulions être Libanais ou Syrien ? Comprends-tu que pour ces gens d’Afrique l’idée même de nationalité est née là, sur les côtes africaines, dans ce « soumis à référendum », qui revenait, pour nous, à décider soudain d’où nous sommes et de qui nous sommes.
Je ne sais ce que ce retour à l’origine signifie. Est-ce qu’un nouveau départ va me happer ? Suis-je ad vitam la femme de l’exil et de l’errance pour n’avoir pas vécu là où j’aurais dû vivre ? Pour avoir - et puisque l’histoire familiale appelle tout aussi bien ses propre mythes – été l’enfant de la Tunisie ? Celle qui prolongerait, réussirait, se vengerait d’un destin qui nous en faisait fuir ?
De scruter un lieu de vie, vide désormais de ma présence (et donc nécessairement vide de toute présence) mais, cependant qui incarne, au final cet identité tronquée, stand by, De mater, oui, en douce l'arbre des protestant,s ce cyprès de mon enfance, qu'ensuite je retrouverais dans le Sud de la France, planté sur les tombes des parpayots que l'état catholique français se refusait à enterrer... Leur tombe dans la garrigue, le cyprès pour ces inconnus. Aracines...
Je suis Sidi Bou. Je suis la ruelle qui monte dans la lumière profonde de l’été tunisien. Je suis cette aridité qui souffle son vent en même temps que ce regorgement d’eau et de matière qui donne vie au cyprès de la cour au puit asséché. Oui, je suis le Cyprès. Je suis Nanou chergui.
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