mardi 22 avril 2008

COMBLER L'ATTENTE

Voilà, le matin s’annonçait merveilleux. Le ciel bleu, la mer, sa frange languide, qui m’attirait. La mer m’attire toujours.

Je passais prendre un Nescafé, dégueu et trop sucré, chez l’épicier qui, chaque jour, essaie, avec une régularité suffocante, de me grappiller 250 à 500 livres. Et chaque jour, je le regarde, fichant droit mes grands yeux bleus, couleur de soir d’orage sur la Bretagne, dans les siens. Il déteste (« une femme normalement ne fait pas ça.») J’adore le gêner. Mais, là, en plus, ce matin, il me dit : « Today, it’s the war. »

Pointant le ciel du doigts, et ainsi désignant l’ennemi intime, « zioniste », cela va de soit, Israël. « Emjaad ?», répondis-je, pas encore réveillée et le maudissant pour la dose de sucre que, malgré mes recommandations expresses « bidune sucar », l’infâme m’avait encore collé dans le gobelet.

Sans doute essaie-t-il de détourner mon attention de la « fatrah » (la monnaie) due. Ce n’est pas sa faute, voyez-vous, juste Israël dans le ciel, qui fout nos vies en l’air. Rien de nouveau là-dedans. Hier, et alors que je m’apprêtais à aller me transformer en homard bikini, au Sporting Club de Raouché - la piscine des gens huppés de Beyrouth (20 000 lires l’entrée)-, Z. me confirmait également comme ça, l’air de rien : « Un haut responsable de l’ambassade de France assure que la guerre est pour aujourd’hui. » Même réponse: « Un dimanche ? Vraiment? Hum, intéressant », susurrais-je tout en mouillant mon nez dans la crème de l’expresso.

Le soir cependant, total rougeoyante, irradiant de ma journée à la plage, je paniquais beaucoup plus en apprenant qu’à Zahlé, la ville chrétienne de la Bekaa, des partisans du général Aoun, (alliance strictement intéressée/monnayée du seigneur féodal du coin avec Aoun) avaient dézingué deux phalangistes (chrétiens également, pro-Gemayel, vaguement dingues comme tous les Phalangistes-Kataëb, associés au clan du 14 mars, soit Hariri et consorts, pfutt, c’est dingue ce qu’il faut de mots pour signifier à peu près les choses ici. Et, encore, je n’ai pas fini, faut aussi donner le contexte : Amine Gemayel s’est, en effet, fait niquer sa race grave par le général Aoun aux élections lors d’une partielle dans la région du Metn. D’où une certaine rancœur…)

Parce que là, on n’est pas du tout dans le phantasme mais dans « le prix du sang » que Zalhé va devoir payer inévitablement… Si les coupables n’étaient pas rendus à la justice… Autant dire pendus haut et fort. On est comme ça à Zahlé. Et, pour l’heure, l’affreux criminel, un ex pro Syrien, en mauvaise posture, sur lequel le grand féodal de Zahlé, Elie Skaff, avait porté sa protection chevaleresque (genre : « vous touchez un cheveu de sa tête, je vous nique la gueule ») est aux abonnés absents. Skaff tardant encore à se dédire de sa promesse. Qu’est-ce que deux morts (des phalangistes qui plus est) au final au regard d’une protection donnée ? Que voulez-vous, on est comme ça à Zahlé.

Mais, chaque jour, plus encore que le précédent, je me rappelle le livre de Julien Gracq, « Le Rivage… »
L’attente sexuée, cette fascination instinctive, pour les « barbares » dont les ombres évanescentes encore, croyait-on, se rassemblaient à l’horizon du monde, au bord / précipice – l’Ultima Thulé - même de la civilisation. L’attente soudain comme un bonbon acidulé dont on croquerait la vive blessure, sa glace transperçante, à l’ultime instant.
(Je me la joue intello. J’aurais pu tout aussi bien citer le passage du Seigneur des anneaux de Tolkien avec l’armée des ombres se rassemblant aux marches des pays de l’Est… mais ça assurait moins)

Car, de même, quand je Skype ou e-mail Israël, mes copains, outre qu’ils veulent tout savoir des mœurs du Liban (c’est promis Danielle, le post sur les poils « L’hommes descend du singe et les Libanais en sont encore très proches » arrive) glissent toujours une petite phrase sur : « Dans le Yediot, ce matin, un expert militaire israélien affirmait que le Hezbollah se préparait à une attaque contre Israël. Fais attention à toi. De te savoir dans ce pays de fous…»

Sans imaginer la moindre seconde que mes amis Palestiniens, Libanais, Egyptiens… Dès que je fais retour à Jérusalem Ouest, me téléphonent presque chaque jour, inquiets, de ce qui pourrait bien m’arriver dans cet autre pays de dingues, Israël.


Le ciel pourtant toujours vide des F16 et du boum-boum de leur passage sonique…
Le Hezbollah n’ayant annoncé, pour l’heure, en termes de Djihaad atrophié, que l’augmentation des doses de Haschich et de drogues dures à destination de la Terre Sainte. Gentil, non ? Cela aidera à la destruction intérieure d’une société, à ses yeux, forcément dégénérée.
Croyez-vous cependant que si je lui annonce que, en général, ce sont les Palestiniens qui me demandent de rapporter de l’herbe d’Israël parce qu’impossible d’en trouver en Cisjordanie (sauf à négocier avec les mafieux des Brigades Al-Aqsa (Fatah/pro gouvernement Abou Mazen) - cela, mes amis se le refusent encore car ce serait pour eux « collaborer » (au sens Français du terme, de notre relation ambiguë avec les « heures sombres » de la deuxième guerre mondiale) - cela ferait réfléchir le Parti de Dieu ?

Le sucre coulant dans mon sang et tandis que je chantonne une vieille « cantada » espagnol «como sofria por ella », remontant vers le quartier de Kantari, je réfléchis à cette relation amour-haine, construction sexuée d’un ennemi dont la barbarie supposée attire, sublime chacun de nos gestes.

Lui donnant une puissance, un sens, et pour tout reprendre un terme si cher à la langue de Julien Gracq et des surréalistes, une aimantation fatale.

Comprenez bien : il ne s’agit pas de douter du bien fondé d’un « combat pour… »

Je comprends parfaitement les Libanais qui, le regard tourné vers la frontière, hochent la tête et se disent que « Non vraiment, la paix est impossible avec Israël. » A voir comment l'Etat hébreu a si élégamment laminé le Liban en 2006, ses bombes à fragmentations retardantes toujours actives dans le Sud, y'a forcément comme un petit goût de rancune tenace.

Je comprends, de la même façon, les Israéliens qui matant le turban grand guignolesque et la longue barbe (avouez qu’elle a de la gueule sa barbe, quand même. Ok, pas si sexy que celle de Ben Laden, mais...) de Nassralah, se disent, à leur tour que, faute de se débarrasser de ce dingue et de ses neo-mollahs, « Rien de bon ne pourra advenir. »

Mais, dans ce désir qui monte en moi - quoi ? le sucre ? Ou cette pression lancinante d’un malheur terrible à venir ? -, je sens, dans chacun de mes muscles, le désir de mordre, de griffer… Oui, d’un besoin de violence, pour tout dire, qui viendrait libérer la pression.

Alors, je me dis que, oui, nous sommes capables de faire advenir nos phantasmes collectifs. Créant l’horreur, lui donnant forme et substance, dans un besoin désespéré d’actions et surtout d’assouvissements. Ou pour paraphraser Gracq : combler l’attente face à un décor vide.

Surtout, si j’ai appris quelque chose de ma pratique de reporter, (oh, la belle réputation que je me prépare-là) c’est que, dans un contexte de mort et de terreur, une seule envie en fin de journée vous lamine les veines, passages convulsifs, en permanence réitérés: exulter.

Et parmi les possibles… La violence ou le sexe en sont, ma foi…
N’ayant pas les moyens encore de me négocier ma petite guérilla perso (mais j'y songe, suffisamment d'accointances avec la Sultah palestinienne pour espérer prochainement un arrivage de 4-5 body-guards testoronnés à Ray-Ban), je ne vois que le débridement des corps.

Certes, la chose parfois très compliquée à mettre en oeuvre dans cette partie du monde (pas au Liban cependant, où, justement, tout est sexe sauf César qui, las, rien ne voit) mais, somme toute, avec un rien de bonne volonté et un zeste de planification rusée, à la porter de la première péquenotte venue. Allez, ce soir ? Hum… Et demain ? La guerre ?

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