lundi 29 septembre 2008
Enfance de Sameh Al-Ashhab
- Ma mère, enfin je veux dire ma sœur. Ma sœur, enfin, je veux dire ma mère.
Il était animal, recroquevillé sur ses peurs, sur l’essence même de son identité : le mal-aimé, l’abandonné, victime expiatoire et, pour l’éternité. Il payait. Le Coran n’affirme-t-il pas que chaque enfant vient au monde avec sa part de bénéfices décomptés ad memoriam, sans qu’il y ait grand-chose à faire pour en augmenter ou en déprécier le montant ?
Parfois, tout de même, comme des instants d’un bonheur affluaient à la surface de sa mémoire. La première fois, par exemple, que Sameh avait vu SA bicyclette, l’attendant dans le liwan de leur maison ottomane de Jérusalem. Cette demeure qu’ensuite, il fallut quitter quand les juifs avaient décidé d’agrandir leur quartier et de démolir Harat al-Mograbi, là où les siens vivaient sous la protection d’un oranger centenaire.
- Elle était si belle ma bicyclette, disait-il, nu, dans son lit parisien.
- Elle était rouge. D’un rouge de Winston filters, ajoutait-il préparant le café turc sur le réchaud en cuivre, posé dans la mini-cuisine de son studio du 13e Parisien, mélangeant le café qui montait bouillonnant dans la casserole, diluant le marc, le poignet rotatif, revenant pour lisser les bulles d’un noir vaporeux.
- Elle était puissante, quand je dévalais les rues de la vieille ville pour me rendre dans l’épicerie de mon père. C’était son cadeau. Un présent, peut-être le seul, qu’il ait jamais pu se permettre. Je ne sais plus. Sans doute que l’ensemble de la famille avait contribué, avançait-il, assis au Café Français de la place d’Italie, face à Edouard, son ami, le meilleur, aussi camé que lui d’un destin cramé : lui, le Palestinien ; Edouard, l’autre, l’Israélien.
Du temps de son vélo, il se souvenait, Sameh. Il avait manqué de crever, une contamination sanguine, quelque chose de grave, qui le tenait, alité, fragile si fragile, à peine 7 ans, dans la chambre du rez-de-chaussée de la demeure familiale. S’il n’avait tenu qu’à lui, il se serait bien arrêté.
- Mort pour de bon. Oui, mort, entends-tu. Pour faire plaisir à ma mère.
Mais elle l’avait veillé, retrouvant, en ces jours uniques de grâce, les gestes automatiques de l’attachement. Elle l’avait sauvé. Avec, sans doute, juste ce qu’il faut d’une frénésie acharnée à le voir guérir, s’en voulant toujours de ne pas l’aimer. Mais ça, il n’en avait pas conscience. Même nu, dans son lit parisien, alors qu’il croyait encore qu’une vie s’ouvrait à lui, il ne voulait voir que l’amour irradiant de sa mère.
- Elle m’a soigné. Elle m’a sauvé.
C’est à elle, et à elle seulement, qu’il devait la vie. Il se souvenait. Maintenant, tandis qu’en un post-coïtum bienheureux, il laissait son corps reprendre son rythme. La main de sa mère qui, d’un geste lent, précieux, écrasait un linge blanc dans le broc d’eau, parfumé à la fleur d’oranger. Cette main, toujours, comme séparée du reste du corps maternel, qui lavait son front, annihilait le tremblement nerveux de ses mâchoires crispées sur la douleur. Cette main qui, enfin, affirmait dans le fasseyement de ses doigts glissant tendres, dans la chevelure trempée de l’enfant, une promesse tardive, fallacieuse, d’amour éternelle.
Et voilà que soudain, nu toujours dans le lit de son appartement parisien, il se tournait. Son corps lourd, liquide de la chaleur estivale, basculant vers celle qui écoutait son récit. Cette femme-là, sa maîtresse, effleurant, inconsciente, les muscles de son amant, ses jambes que des années et des années de vélo avaient harassées jusqu’à tendre la surface fragile de la chair. Anouck lui murmurait dans un songe :
- Mon père, qui pratiquait intense, m’a toujours dit que le vélo était un sport de suicidaire, d’hommes aimant les souffrances vives.
Il ne voyait pas où elle voulait en venir. Anouck n’osait le mot « maso », le retenait au creux du silence de la pièce. Elle ne lui disait pas non plus que, très jeune, on avait dépisté chez elle, ce don de l’effort poussé au plus loin de la souffrance musculaire, lorsque, enfin, la douleur rencontre la jouissance. Son père à elle ânonnant : « Tu aurais pu être…» Oui, elle aurait pu, l’avait refusé, comme d’un destin insufflé à son corps défendant. Mais voilà, qu’à son tour, Sameh basculait cherchant sur le dos de maîtresse, l’épaule nouée, le muscle convulsé pour que sa main, dans un retour inconscient aux terres de son enfance, promette ce qu’il ne pouvait donner.
Anouck voyait les liens. Ce tic-tac infernal des causes à effets, au fur et à mesure que les doigts de Sameh massaient les veinures recourbées de ses reins. Elle avait toujours su. Si instinctive qu’elle était, que son corps déroulait, pour elle, toujours ses craintes avant même qu’elle n’en saisisse la portée intelligible. Ses mains crevassées, labourées, saignantes en une stigmatisation permanente des vibrations de l’air. Elles étaient toutes ainsi les femmes de sa famille. Ayant appris de la souffrance, ayant suffisamment brûlé dans son incandescence vive depuis des générations, pour en reconnaître, rien qu’à l’odeur terreuse, la terreur adductive. Alors elle voyait cet homme rencontrer un soir d’hiver sur son vélo, pédalant fou, pour niquer son destin dans les rues de Paris. Elle le sentait, oui, diluer sa part palestinienne dans le soulèvement de sa peau comme s’il tentait d’en séparer le muscle de la chair pour mieux s’oublier.
- Tu aimes ?, lui demandait-il, anxieux de sa satisfaction.
Il ne prononçait pas, à ce stade de leur liaison, la terminologie amoureuse encore interdite :
- Tu m’aimes ?
Mais l’intensité de la question jaillissait, avec derrière, l’espoir d’une quête accomplie. Avec, dans l’au-delà illisible, la recherche d’un havre enfin débusqué où, toujours et à jamais, il pourrait assouvir l’immense béance de son identité. Elle répondait apparemment mutine :
- Raconte-moi une histoire de Jérusalem.
Sachant que la seule chance qu’elle avait de le garder au creux de son ventre, demandait d’abord, et dans un préalable forcené, qu’il se pardonne à lui-même ce que les autres lui avaient imposé.
Il se prenait au jeu :
- On habitait le quartier de Bab al-Utta.
Pour elle aussi, les rues de la Porte des Lions, dans la vieille ville de Jérusalem, relevaient d’un paysage intime et presque sacré. Ses venelles enlacées la renvoyaient à ses errances, lorsque son micro de journaliste, à la main, elle cherchait des témoins qui lui disent leur dégoût de l’histoire, des « événements » dans le quartier musulman, tout autour de la mosquée Al-Aqsa. Là, où peu d’occidentaux s’égaraient, sentant, à l’instinct, que sous la voussure des ruelles sales, trop de misères étale pour que leur admiration béate puisse en aimanter encore la divagation.
Il disait :
- Pendant la première Intifada, la ville s’était rétractée sur elle-même. Nous étions bouclés. Les magasins fermés pour respecter la grève générale que les gens de l’OLP nous imposaient. On risquait le lynchage ou la mort si nous n’obéissions pas. On crevait de faim cependant. C’est alors qu’on a vu émerger de partout des mosquées ridicules. Un haut-parleur, une salle de prière à ciel ouvert et c’était parti pour des heures d’Allah Akbar à n’en plus finir. Dans notre maison, ils l’avaient installée lors du dernier ramadan. Elle était restée sur le toit. Un soir, je ne sais plus, peut-être étais-je allé trop longtemps traîner à Ramallah, picolant, riant, mais au matin quand l’aube a émergé, je n’ai pas pu tenir. La voix de l’imam comme une nausée. Je suis monté sur le toit en catimini et j’ai coupé cette putain de sono. Un voisin, en fait, qui se la jouait cheikh depuis quelques mois. Oh, le barouf ! Ils sont tous descendus, cherchant l’absolu mécréant qui avait pu faire ça. Ma mère a très vite compris. Cela ne pouvait être que moi, qui, à 11 heures du matin, dormais encore. Ils ont mis une semaine à réparer. Une semaine bénie.
Anouck souriait. Reprenant elle-même le chemin des anecdotes pour mieux éloigner la peur, accrochée à son ventre, force écorchée, présente en douce, depuis qu’elle l’avait rencontré. Plutôt que de l’affronter cependant, elle tissait l’instant en un long conciliabule de néant.
- J’ai une amie à Naplouse. Soulefah, 77 ans. Elle a effectué le hadj l’année passée. Mais quand je suis venue lui rendre visite à son retour du pèlerinage, elle m’a demandé : « As-tu toi aussi une mosquée près de chez toi à Paris ? » Je ne comprenais pas bien où elle voulait en venir. Mais, oui, lui ai-je répondu, je vis à cinq minutes de la Grande Mosquée de Paris. Je pensais que cela la rassurait de me savoir sous la protection d’Allah. Quelque chose comme ça. Mais non. Elle a insisté : « Et comment fais-tu ? » Comment je fais quoi ? « Yabayéh, mais avec les haut-parleurs ! C’est impossible ici, à Naplouse, on ne s’entend plus. » Soulefah, tu sais, parlait avec ce petit claquement sec de la langue, signe d’intenses désapprobations.
Anouck se marrait, essayant d’imiter ce bruit si caractéristique, ce tapotement de la langue sur le palais, des vieilles gens de Palestine lorsqu’ils retiennent leur pensée pour ne pas insulter la terre entière d’un « Koussourtum » bienheureux mais ô combien inadmissible dans leur bouche de grands bourgeois.
- Tu connais ce petit bruit minuscule ?
Et dans leur mutuelle connivence, face aux gestes infimes des hommes et des femmes du Moyen-Orient, comme le partage de racines communes. Sensations fragiles d’un abîme qu’ils seraient seuls à apprécier. Elle reprenait l’histoire :
- Soulefah a téléphoné à l’imam, pour se plaindre, et exiger de lui qu’à l’avenir, il ne hurle pas sa prière comme un gueux. Si encore, lui a-t-elle balancé, il avait la tessiture soprano de l’esclave Bilal, le premier muezzin de l’Islam. « Mais non, tu éructes ! » Il aurait fait fuir n’importe qui. Elle l’a fait capituler.
Sameh avait glissé de ses hanches trop larges au rebondi de ses fesses, massant toujours, dans un arrondi de lenteur, pour elle, sulfurant. Il happait la chair déliée comme pour tout contenir. Rage ou tendresse, elle ne savait pas. Mais elle sentait sa volonté de tout posséder d’elle-même. Depuis le grain de sueur qu’il aurait léché, avalé, absorbé jusqu’aux taches de rousseurs de ses seins dénombrées. Elle le retenait au bord extrême du précipice, elle-même, pas loin d’y sauter, suppliant presque :
- Tu n’as pas les moyens de tes rêves. Ne m’y entraîne pas.
C’était comme si une urgence le poussait à tout démembrer d’elle pour s’en assouvir… Ou, plus tard, s’en souvenir. C’était comme si elle se fondait dans une existence revivifiée, dont elle connaissait, ses fulgurances pour suffisamment en craindre la blessure comme l’usure exténuantes.
Paris - Mosquée Ommeyyade
Elle se souvenait très bien de cet instant, là, avançant vers le Bataclan. Elle revenait souvent à cette lumière « bizarre » qui les avait réunis la première fois, Sameh et elle. Non pas que quoi que ce soit d’intéressant ait émergé de leur conversation, mais, juste, voilà, l’instant s’était gravé. Elle aurait préféré que d’autres moments plus importants ne la ramènent à leur rencontre. Mais c’était cette insignifiance même qu’elle s’était décidée à mémoriser quand elle allait à la rencontre de ce Palestinien. Plus tard, elle s’interrogerait sur les replis mémoriels. Ce que l’on gardait, évacuait, « avalait, vomissait » se demandant inévitablement ce que lui conservait, sachant que, en toute logique, il avait bloqué sa remembrance. « Il est l’homme sans mémoire. Plus rien de moi ne demeure conscient. » Elle se souvenait aussi de ses derniers mots, lorsqu’au téléphone, il hésitait encore : « Je t’aime…» Il avait eu comme une hésitation, comme si déjà… « Je pars pour revenir. Il me faut régler mes problèmes. Je n’ai que toi dans ma vie pour espérer m’en sortir. »
Mais, à Anouck, pour qui chaque décor incarnait, révélant la substance fantomatique des hommes et des femmes croisés, les rues de Paris, d’un 13e ensoleillé, devenaient chaque jour plus insurmontables. « Comme la permanence de la vie. », murmurait-elle pour elle-même. « Des cendres. Juste des cendres », répétait-elle. Longtemps après, alors que Sameh avait déjà disparu de Paris, des mois, des années plus tard, elle le verrait encore, lâchant le guidon, le corps chaloupant musical au rythme de ses jambes doucement pédalant sur son vélo. Elle le verrait à nouveau, quand revenant, forcée, vers des lieux hantés de leur ancienne accointance, il se tournait vers elle, abaissait la voix et dans un murmure fatigué glissait : « Enti dounia », tu es ma vie. Elle avalait alors une gorgée d’air, bloquant sa respiration, puis expirant lentement pour chasser la résilience. « Ce n’est rien. Cela va passer. Cela passe toujours.» Mais les fantômes persistaient.
C’était une après-midi sans rien d’exceptionnel : le soleil sur Paris et deux ou trois personnes se demandant ce qu’elles allaient pouvoir faire de leur journée, et qui sait, de leur vie. Sameh et Edouard avaient déjeuné ensemble. Ils jouaient maintenant aux échecs, sans rien se dire. De temps en temps un « Tu ne serais pas en train de me faire un coup de pute, par hasard ? » ou bien « Oh, ma belle enflure, tu penses que je ne te vois pas venir ?» Edouard (ou Sameh) se marrant, ajoutait : « Et celui-là, de coup, tu t’y attendais ? » Puis, de nouveau, le jeu s’arrêtait, la main de l’un ou de l’autre suspendue, en l’air, ils hésitaient. Quel pion déplacé ? Quel traquenard à la dame blanche, déjà presque enchâssée, pourrait-il mettre en oeuvre pour la faire tomber ?
Ils avaient ainsi joué trois ou quatre parties, comme ça dans l’appartement en rez-de-chaussée d’Edouard, portes et fenêtres ouvertes sur la ruelle. Edouard levant la tête vers la lumière de la rue ou le moteur au ralenti d’une voiture se garant dans l’impasse comme le réveillant, disant :
- C’est marrant, ici, des fois, j’ai l’impression d’être à Jérusalem.
Puis ajoutant :
- J’ai vu une nana hier au soir. Je ne sais même pas son nom. Elle n’a pas voulu me le dire. On s’est croisés sur Meetic. Une chaude. Une dingue. Au bout d’une heure de truc sexe au téléphone, elle m’a dit qu’elle avait envie de moi. Elle est venue ici. On a encore parlé. Il était deux heures du mat, et j’étais crevé. J’étais allongé dans mon plumard, en slip, mais elle continuait de parler. J’en pouvais plus. Je me demandais même comment m’en débarrasser. Je n’avais plus spécialement envie de baiser. C’est là qu’elle m’a dit qu’en fait, elle voulait me tailler une pipe. Rien que ça, tu vois, une pipe. Juste. Enfin, exactement, elle m’a dit qu’elle se voyait bien me tailler une pipe et peut-être que si ça lui plaisait alors on irait plus loin. On n’a pas été.
La main de Sameh tanguait dans l’air, finalement se décidait, touchait le cavalier, l’avançait. Sa main qui restait quelques secondes encore attachée à la pièce de bois puis la libérant.
- Tu sais qu’ainsi tu vas te le faire bouffer ?
- Il faut savoir sacrifier, habibi. Hier soir, hein, c’était sympa ?
- J’en sais rien. Se faire sucer, c’est toujours agréable. Et dans le genre, elle était plutôt experte. Le cœur à l’ouvrage, quoi. En même temps, c’est un rien étrange une gonzesse qui ne te touche pas mais se jette sur ta queue.
Admettons qu’Anouck fige la scène dans ce juste avant de la rencontre. À cet instant inutile, comme dépourvu de signifiances. Elle aime à les regarder. « Mes hommes d’Orient », dit-elle avec amour, sachant de derrière ce qui se dissimule, c’est le silence insupportable de là-bas. Cette complicité obtuse qu’on ne déguste qu’entre hommes lorsqu’on joue aux échecs (ou au backgammon, ou aux cartes), qu’on fume le narghileh pour déguster l’intelligence de l’inaction. Edouard porte son éternelle surveste noire tâchée. Il est un peu sale : les ongles incrustés de crasse mais la barbe et la chevelure blanches toujours très soignées. Il est assis sur le lit. Son lit n’est pas fait. Par moments, il s’allonge quand sa réponse à l’attaque en train de se jouer sur l’échiquier mérite une plus grande réflexion.
Naturellement, il allume une cigarette, les cendres tombent sur le lit. Il les époussette mais pas plus. Les cendres restent diffuses sur la couette. Sameh, lui, s’est assis sur une chaise. Il a revêtu sa chemise noire de soie, un pantalon de lin et des tongs de plage très fines. Il est toujours d’une excessive élégance. S’habiller relève, pour lui, d’un cérémonial ou d’un mantra qui tiendrait éloignées les forces obscures. Quelques fois, il n’y parvient pas. Il se déteste alors. Son reflet dans la glace lui signifiant son usure. Mais, aujourd’hui, en enfilant cette chemise à col mao noire, à l’encolure brodée, soie chatoyante, il se sent beau. Il se sent presque léger. Il a envie de gagner.
- J’en sais rien. Une nana que tu ne connais pas qui vient te sucer au milieu de la nuit ? C’est sympa, non ? Pourquoi pas ? Je veux dire, excitant même. Je me demande ce qu’elle avait dans la tête, cette conne.
L’aveu, la confidence à peine ébauchée, s’arrête là. Il leur suffit d’être ensemble, qu’ont-ils vraiment à ajouter de leur vie compliquée ? Anouck se demande si vraiment, c’est ainsi que les hommes vivent. Elle se le demande d’autant que chantonne dans sa tête le poème d’Aragon. Une pièce, un pion, qui bât l’air, presque perdu, puis se replace sur l’échiquier. Un homme, qui apprend à être, bande, se débat dans le vent puis retombe glacé, la queue comateuse.
Anouck rembobine la scène. Elle veut les regarder à nouveau. Elle aime à les voir ainsi, calmes et sereins, si fraternels, dans leur animale connivence alors que dehors, dans la ruelle ensoleillée, le silence seulement.
Mais elle sent aussi que quelque chose lui échappe. On dirait qu’ils s’accrochent l’un à l’autre depuis déjà pas mal de temps, comme si c’était leur unique moyen d’avancer, d’encore respirer. « Ensemble, ils sont purs. » Voilà l’idée qui lui traverse la tête. Elle se rend compte que c’est cela même. « Ensemble, ils sont vrais. » Et dans la confusion de sa vision, elle les voit nus, ployer l’un vers l’autre, l’un contre l’autre. Elle les voit, oui, frère d’armes ou de malheurs, s’arc-bouter à leur seule connivence pour survivre. « Ensemble, ils se noient. Et cela les conforte. » Cette fois, Edouard ne décrit pas la femme à la pipe nocturne. Il dit :
- J’ai vu Cerise hier au soir.
Sameh, lui, a la même réponse.
- Hier au soir, hein ? C’était sympa?
Dans le studio, malgré les fenêtres ouvertes, la pénombre grandit. Ça sent le renfermé. Peut-être la poussière qui filtre dans la lumière qui décroît. Sameh est toujours assis sur sa chaise, la chaise un peu bancale, mais les jambes croisées, le corps qui se penche sur le jeu d’échiquier.
Cette fois, il ajoute :
- Elle te manque ?
- Oui, sans cesse. Sans arrêt. Je suppose que c’est comme ça. Qu’il y a pas grand-chose à faire. On s’est vus. On a fait l’amour. C’était sublime. Tu sais, cette osmose des corps, de l’esprit même, quand tu sens que tu ne formes plus qu’un. Comment tu veux renoncer à cela ? Je pense à elle tout le temps. Mais, ensuite, elle se rétracte. Elle ne veut pas, elle me trouve quoi, j’en sais rien. Trop bohème, pas assez sécurisant… Alors, à chaque fois, elle me quitte. Elle s’en va. Les femmes ensuite, les autres, tout ce que tu peux te raconter... Même si tu lui colles une belle étiquette à ta nouvelle conquête, du 100 % bio, pure cochonnaille, elle sera jamais à la hauteur. Et puis t’es quand même épuisé. Y croire, encore, hum…
Ils se comprennent ainsi d’un hochement de tête, d’une phrase déliée sans autre signification que pour eux-mêmes. Les mots n’ont aucune importance. Edouard pourrait même dire une connerie du genre : « J’ai envie de frites. » Cela reviendrait au même. « C’est la malédiction d’Orient », pense Anouck soudain admirant leur désoeuvrement. « Sûr, qu’ici, c’est cela, le poncif à l’état brut. Ils y croient tous deux. C’est cela qui les rapproche. » Ils sont tous deux perdants, des rêves d’émancipation plein leur besace folle que la terre se chargent de réduire à sa plus simple expression.
Pourtant, reprend-elle, en même temps qu’elle appuie sur le mode lecture, leur redonnant vie et expression, pourtant la malédiction du Levant n’est pas que subie. Elle est aussi un défi : celui qui la combat prouve sa valeur. Comme Hannibal, pense-t-elle, appelant à elle le génie de son enfance tunisienne : Celui qui lutte se libère du destin des origines, de la Terre étouffante et s’octroie ainsi la grâce d’un possible renouveau. Qu’importe ensuite que d’autres le battent. Sa part, son émancipation, lui est acquise.
Elle se demande si elle pense là en Occidentale ou en Orientale. Elle ne sait plus si elle retrouve ainsi le chemin vagabond de sa Tunisie, de ce court sentier qui menait de sa maison à la plage. Mais l’image d’Hannibal s’impose, de ce guerrier irascible, menteur et filou, dont on lui lisait les aventures quand petite fille, elle s’endormait dans la cour, dans la cour centrale de sa maison, à l’ombre du cyprès, près du puit asséché. « Des lâches, des couilles molles, des perdants. » dit-elle les regardant pleine de rancoeurs. Peut-être sa part orientale lui fait-elle admettre enfin : « Ils obscurcissent la vie d’un poids qu’elle ne leur imposait pas. » Elle censure son mépris. Les laisse à leur partie d’échec.
Après ça, Edouard joue sa dame. Il perd. Il le sait. Mais ça n’a aucune importance. Le téléphone sonne, celui de Sameh. De plus en plus, il le ferme ou bien alors sur le mode silencieux, parfois vibreur, pour ne pas voir s’afficher tous les jours avec une régularité suffocante le « Nibal parents » ou le « Maison Al-Qods. »
- Tu ne m’as pas appelé hier au soir ? Tu es sorti ?
Nibal lui parle en Français, pour tenter de l’amadouer, d’être au moins dans une complicité de langue à défaut de la proximité des corps. Mais il la renvoie à son horizon, sans un seul mot de tendresse. En Arabe.
Le soir, lorsqu’elle le lui reprochera, il aura ce silence, cette hésitation, avant de lui dire que, face à des étrangers, il n’aime pas se donner en spectacle. Il ment, elle le sait. Elle n’ajoute rien. Ne l’affronte pas. Elle choisit un chemin détourné pour le ramener à elle, cette phrase qui emprisonne Sameh dans sa culpabilité : « Moi, depuis que nous nous sommes mariés, tu es mon seul horizon. Le seul que je regarde. Pourquoi ne suis-je pas cela pour toi ? » Elle lui parle en Français, mais c’est en Palestinienne qu’elle pense. Que croit-il enfin ? Qu’on aime celui qu’on épouse d’une passion sans faille ? La croit-il ainsi assujettie à des amours folles ? Non, elle le rappelle à son devoir, à ce dévouement familial dont elle ne comprend pas qu’il puisse le lui refuser.
Pour l’heure, dans l’appartement d’Edouard, Sameh se défile.
- Ecoute, là, je suis avec un ami.
Edouard fait des grands signes de mains, des « you-yous » lointains comme pour dire qu’il la salue bien bas. Lui envoie sa tendresse. Ses caresses amicales.
- Avec Edouard. Il t’embrasse d’ailleurs.
Nibal n’a pas un mot pour lui. Juste un « Ah oui, très bien. » Elle ne l’aime pas, cet Israélien, ami de son mari. Ce n’est pas qu’il soit juif, enfin, peut-être aussi un peu, mais elle a comme une réticence à les supposer si fraternels. Si proches l’un de l’autre. Edouard, comme un double funèbre, qui entraînerait son mari vers ses pires penchants. Oui, c’est cela, elle en a peur, persuadée que, dans leurs chuchotements d’hommes, Sameh puise la force de s’éloigner d’elle. Elle en sait la tentation. Elle ne comprendra que, des mois plus tard, à la naissance de son premier enfant, qu’elle ne doit le retour de ce mari qu’à son ami juif : Se nourrissant tous deux, tous deux s’alimentant à la même source de terreur.
- On joue aux échecs. Je te rappelle dans la soirée ? Je serai à la maison. On discutera plus longuement.
Sameh raccroche.
- T’en es où avec elle ?
- Y’a rien à dire. Je vais devoir repartir. Vivre là-bas. Quelque mois encore et je n’aurais pas d’autres choix. J’en crève. Je suis en train de crever, là, sur pieds.
Puis le téléphone d’Edouard qui sonne à son tour. C’est Manu.
- Tu fais quoi ?
Le « quoi ?» bien appuyé, bien traînant, pour mieux s’inviter.
- On pensait se prendre un verre en terrasse avec Sam. Tu nous rejoins ?
À peine a-t-il raccroché que c'est Anouck qui appelle. Elle revient de là-bas. Il y a deux jours encore à Jérusalem. « Un reportage à la con », dit-elle. Elle est un peu paumée, un peu triste aussi comme chaque fois qu’elle rentre à Paris. « L’impression d’une déchirure, d’un arrachement. » Elle se disait que voir Edouard pourrait l’aider. Le voir, lui, l’Israélien volubile, désormais à Paris comme avant lorsqu’ils se prenaient une limonade de citron frais et de menthe pulvérisée au Bedouin Café sur la route de Jéricho.
- Oh ma belle, tu nous rejoins ? On va se prendre un apéro au Bataclan.
- Tu sais ? J'ai beaucoup pensé toi quand j'ai repris un verre, seule, enfin pas seule, mais personne que tu connaisses, au Bedouin café. Tu te souviens ? Je les croyais réellement bédouins, les proprios, leur parlant en Palestinien, pour leur montrer combien je les respectais... Il avait beau me dire « Kein » que ça percutait pas. Abasourdie, quand j'ai finalement compris que c'étaient des juifs tunisiens dont la tchoutchouka était tout simplement géniale parce qu'ils étaient tout simplement tunisiens ...
- Bienvenue dans nos territoires complexes, ma douce. Allez, viens prendre un verre avec nous, j'ai justement un vrai Palestinien à te présenter.
Voilà, c’est aussi facile que cela la rencontre. Ils sont quatre, à la terrasse du bar du Bataclan : Ils ont pris des verres de vin rouge sauf Sameh qui, depuis la mort de son père, maintient un deuil strict et ne boit pas d’alcool.
Le serveur a apporté des cacahuètes qu’ils picorent. On pourrait croire que leur rencontre va être fulgurante, tant après cela fait mal l’absence, le manque, l’amour. Mais non. Elle est insignifiante. Elle n’aboutit pas. Ils se regardent dans la lumière hésitante. Ils se parlent. Edouard demandant des nouvelles du pays. Anouck explique qu’elle n’est presque pas allée en Israël. « Ça fait trop mal. Quelques kilomètres et tu laisses derrière toi ta vie de soldats, de check-points et de gangs mafieux palestiniens pour rejoindre la civilisation ? Je n’ai plus cette légèreté. » Edouard qui répond, tout en lui piquant son verre, juste « histoire de goûter, voir si ton brouilly est meilleur que mon côte du Rhône » que, au-delà de Cerise, sa belle Française qu’il a suivie à Paris, c’est pour cela qu’il a voulu partir de Jérusalem. « Faire le point, me demander ce que moi, en tant qu’individu, j’avais à partager avec la société israélienne. Apparemment rien. Je ne veux pas être, d’une manière ou d’une autre, porteur d’un pays qui dénie à l’autre, l’Arabe, ses droits, son humanité. »
Manu, lui, s’énerve. Il dit qu’il ne supporte plus ces discours rances. « Demandez aux Palestiniens, hein, demandez leurs s’ils veulent vraiment vivre dans un Etat Palestinien ? Vous savez ce qu’ils vous répondront, le savez-vous, membres désabusés de la communauté ? Moi, je vais vous dire ce qu’un ami palestinien, Sari, de la vieille ville de Jérusalem m’a dit : « On ne veut pas d’eux. » Eux, c’est la clique d’Arafat. Des Abou Mazen, des Mohammed Dahlan, toute cette mafia. « On ne veut pas d’eux », voilà ce qu’il m’a dit. Allez-y, jouez donc les dégouttés, la bouche en cul de poule, sur les faillites d’Israël. Sortez-le moi votre joli couplet rance sur l’apartheid israélienne. N’empêche que même les Palestiniens des Territoires, ils voudraient y appartenir ! »
On pourrait s’attendre à ce que Sameh intervienne, pose sur la table une petite vérité bien sentie sur l’occupation. Mais non. Il ne dit rien. Il n’a pas envie de se gâcher une journée de soleil en pensant à Jérusalem. Alors c’est Anouck qui s’y colle. Elle parle avec assurance. En même que dans sa voix Sameh sent une certaine lassitude. Elle dit que c’est un peu plus compliqué que cela, la vie là-bas. Elle dit l’adulation d’un modèle en même temps que son exécration. Elle dit « Faut revenir à des choses simples parfois, Manu : Israël, dans les Territoires, c'est une occupation. » Elle dit aussi : « J'aurais bien aimé que ça marche ce modèle comme un laissez-passer entre des cultures. Oui, j'aurais bien aimé que, pour une fois, dans ce siècle, de mélanges, de liens, d’égalités. Les Palestiniens ont plus à perdre que les Israéliens dans le rétrécissement de leur vision. Mais, quoi qu'il arrive, cela reste une occupation. Et ça, aujourd'hui... »
Sameh la regarde, curieux, désormais de cette femme péremptoire qui n’a pas besoin de quêter son approbation pour s’ériger en porte-parole de la cause palestinienne. Elle l’amuse quand elle dit : « Les hommes de la Sultah », laissant la finale se prolonger en un vague soupir de dégoût. Elle ne dit pas l’OLP ou l’Autorité Palestinienne. Elle crache le mot en Arabe, comme habituée. « La Sultah, pour une très grande majorité de Palestiniens n’est rien d’autres qu’un ramassis des collabos qui, sous couvert de lutte nationale, traficotent à tout va pour leurs petits bénéfices personnels. Cela aussi, c’est une occupation. Cela aussi, au moins en partie, est à mettre au compte de l’occupation israélienne. Est-ce que désespérer d’un nationalisme arabe, palestinien fait de toi un pro israélien, Manu ? Je ne crois pas. » Sameh pense : « Quand même, elle est gonflée. » En même temps que ça lui plaît bien à cet instant, cette façon qu’elle a de se poser à l’intérieur de son monde. Surtout de se passer de son assentiment, à lui, le Palestinien.
Il a le sentiment qu’elle est inaccessible comme si rien ni personne ne pouvaient l’atteindre. « Si elle voulait de moi, ne chercherait-elle pas à m’amadouer de connivences ? » Il pianote sur son Blackberry. Anouck se demande quoi, c’est la première fois qu’elle voit un appareil comme celui-ci. Pour le lui montrer, il enlève ses lunettes de soleil. Elle mate en douce ce regard vert-noisette, avec une ride légère en dessous. Dans ses lunettes, elle voyait le reflet des boutiques, du capot des voitures parisiennes. Maintenant, elle voit juste ce vert-cendre délavé et son sourire douloureux. Anouck panique. Elle a l’impression que Sameh entend tout ce qu’elle a dans son crâne. C’est à ça qu’elle comprend. « Merde, merde, tiens, voilà qu’il me plaît. » Elle commande un second verre. Elle se raidit, se calfeutre. Elle ne veut pas que cela se voie, cette évidence, le désir, qui lui cisaillent déjà le ventre. En même temps, elle a l’impression que, tout autour, l’air bourdonne de sa révélation. « Tu me plais. J’aimerais… Quoi ?… ? Mes jambes à demi-croisées, en biais vers ta main qui vagabonde de la table à ton téléphone. » Elle n’aime pas qu’on surprenne chez elle ces simagrées dont elle juge, pour les sentir chez les autres femmes, l’apprêt terne et pathétique. Tout cela, elle le dissimule, paniquée à l’idée que son corps ne la trahisse. « Quand on aime, on se sent seul. » Voilà que cela lui revient, cette vérité paternelle. Pourquoi de telles sentences ? Elle n’en sait rien. Mais c’est une vilaine pensée qui l’alourdit. Celle de l’abandon, celle de l’après. Le post-coïtum, animal triste, qui autant qu’aux hommes, la marque d’une opacité irréductible. Elle ne veut plus que l’effleure le désir. « Forcément stérile. » Elle se raccroche à cela, à ses souvenirs passés, ses amours fanées qui lui disent l’éphémère de l’attachement. Elle ne veut plus rien ressentir. Mais dehors, la nuit qui descend est presque tiède. Cela l’amollit. Cela la rend poreuse et comme suspendue dans la vague irréductible et chaude de l’air ambiant. Elle entend Sameh parler de son appartement :
- Ce que j’aime chez moi, c’est l’étendue verdoyante depuis mes fenêtres. Quand je mate par la fenêtre les arbres de la rue, j’ai l’impression d’être au cœur des cimes d’une immense forêt. Protégé.
Anouck s’éprouve, légère en même temps que virevoltante comme le vent au creux des feuilles. L’alcool sans doute. Sameh se lève. Il dit qu’il ne peut plus rester, qu’il a des coups de fils à passer à Jérusalem. Il dit tandis qu’il enjambe déjà son vélo : « Je file. » Les autres restent. Ils iront au restau.
mercredi 24 septembre 2008
La naissance de Sameh Al Ashhab
À l’âge qu’elle avait, sa mère n’aurait jamais dû enfanter. Peut-être même, on ne savait pas, pour elle, était-ce une anomalie à laquelle, alors que son ventre gonflait et se tirait vers la mise au monde, elle ne pouvait croire.
- « Chou ayda ? » , répétait-elle dégouttée comme si soudain elle devenait une Myriam Al-Adra’ , plus que vieillissante mais toujours virginale.
Non pas qu’elle ait peur que son corps ne s’affaisse ni ne se disloque. Après dix-sept grossesses dont treize abouties, Mouzna n’avait plus ce genre de problèmes existentiels. Juste qu’elle n’y croyait pas. « Mish monken, la, la » , répétait-elle, dodelinant de la tête, atterrée, courant dans les rues du vieux Jérusalem, en souhaitant que le Dieu clément et miséricordieux l’avorte dans le cahotement de ses pas hystériques tout autour du souk d’Az-Zeet.
Voilà : elle avait 49 ans, treize enfants vivants dont neufs mâles, un mari qu’elle haïssait du plus profond de ses hormones bouleversées. Et il fallait encore que ce connard lui percute un nouveau chiard dans le bas-ventre. Sa part du contrat, ne l’avait-elle pas assez remplie pour qu’Allah lui foute la paix ?
Mais il était né, braillard et suintant le placenta. Petit monstre, déjà, qui lui rappelait les crampes extatiques de son mari. N’aurait-il pu, au moins, s’en torcher une autre ? Parfois, ses mains de commerçant de la vieille ville, à lui, son mari, la dégouttaient tellement qu’elle priait pour qu’il s’en chope une nouvelle de fatma. Pas un vrai mariage. « Haram, HARAM. » Mais au moins un accord transitoire, par mitaa, comme les Chiites, ces dingues, pratiquaient encore, juste le temps d’une passe. Qu’il se soulage et qu’il lui foute la paix pour quelques bonnes semaines, quelques mois. Elle levait la main devant ses yeux et, à l’instar de l’enfant fautif, se disait qu’elle n’avait plus d’autres moyens que de se laver la bouche « trois fois », au savon pour de telles pensées meurtrières.
Son mari, Hassan, l’avait toujours dégouttée. Sa famille l’avait forcée alors qu’elle s’était déjà donnée : un premier mariage d’amour, agrée par la volonté familiale, qui avait volé en éclat au bout de quelques années.
Mouzna avait déjà ouvert ses jambes à l’Homme, l’unique. Celui dont le seul souvenir lui traversait toujours la peau comme une aiguille affolante qui vous lamine les nerfs, passages convulsifs, sens lacérés. Mais l’homme, son amour absolu, crevait doucement. Il avait certes mis des années à agoniser. Une dizaine d’années avant de mourir. Ses parents à elle, cependant avaient vite pigé. S’ils ne réagissaient pas, leur fille ? Khallasse . Veuve à 25 ans, sans enfants, sans rien qui fait la vie et le bonheur d’une grande maison. Alors, vite, ils l’avaient récupérée, avant qu’elle ne vaille plus rien sur le marché. À 21 ans, ils l’avaient dépouillée de celui qui la transfigurait pour la donner yalla-yalla à ce bouseux de Jérusalem. Qu’avait-il fait, lui, son meskine de nouveau mari pour la mériter ? Sauf à la monter, l’engrosser, puis recommencer dans un cycle infernal qui résumait sa vie. Il n’était pas même capable de nourrir sa famille, bankrupt obligé, quand l’OLP ordonnait à tous les commerçants de Jérusalem Est de se la jouer « Ville-morte » pour soutenir la juste cause : « La Libération de la Palestine de l’oppression israélienne ».
Elle marmonnait ses mots avec des guillemets dans la voix. Elle les détestait, ces hommes, leur pouvoir et la force qu’ils lui imposaient. Une sorte de distanciation bienheureuse qui lui faisait reconnaître comme seule patrie la ville de sa naissance, Khalil . Puis elle reprenait : « Qu’aurait-elle pu espérer en secondes noces ? » Ses amies, ses voisines, cela faisait longtemps qu’au moins, elle n’avait plus à se préoccuper des élans de leurs vieux compagnons. Vagin asséché, leur rôle accompli, Oum suprême d’une tripoté d’awlads qui vénéraient son don, le sacrifice de la femme à la procréation sublime.
Sur le lit de la chambre, ce nouveau fils qui lui venait, elle l’avait balancé à terre. Les douleurs à peine terminées, le sang toujours l’inondant, elle l’avait repoussé du pied. Peut-être qu’il allait crever finalement si on faisait semblant de ne pas le voir. Si juste, sur le sol de la vieille maison d’Harat al-Mograbi, il disparaissait. Un golem s’enfonçant dans le néant de la terre labourée dont il n’aurait jamais dû sortir. Dans sa désolation, Mouzna, au moins, avait-elle espéré une fille. « Ya benti » appelait-elle, tournée vers le ciel, une qui serait capable de se taire, et qui rapidement prendrait conscience de son rôle dans la vie, l’aiderait, elle, Mouzna, tellement fatiguée. Déjà, qu’elle ne voyait pas comment elle allait pouvoir s’en occuper de ce nouveau-né. Mais il avait braillé. Et le père était entré dans la chambre, heureux du don qu’Allah lui apportait au seuil de sa grande vieillesse. Il l’avait nommé Sameh.
Elle avait bien essayé de le reprendre, de le porter sur sa peau, qu’il sente sa mère-animale. Elle s’en voulait tellement de sa réaction. Ô vraiment se vivait-elle dans le péché ! Mais c’était trop pour elle. Il incarnait. Quand elle le voyait, enturbanné dans la couverture-moumoute avec les lionceaux dessus imprimés, la haine refluait. Plus tard, Sameh aurait ces mots comme si cela expliquait tout de sa vie. Voilà, cette femme, sa mère biologique, pour qui il aurait tout donné, cette femme, si primordiale et si essentielle qu’elle lui nouait son destin, le larguant aux bons soins du sol et de la crasse.
- Ya habib’ elbi, chou kaman après ça ? Walla shi. Plus rien à faire. Abadan, abadan.
Oui, à jamais, il était marqué. Le fer sur sa peau en tatouages convulsifs, comme les Nazas, les brebis aux longs poils soigneux, qu’il voyait, enfant, patientant terrorisées aux abords des boucheries avant que le couteau ne leur tranche la gorge.
Mouzna voulait s’en débarrasser de ce môme. Qu’il vive ! Puisque ainsi Allah en avait décidé. Mais qu’elle lui échappe, par pitié. Au début, son mari ne voulait pas s’en séparer. Le regard de Sameh, à mesure que les mois passaient, se teintait des mêmes éclats de miel que les yeux de son père. Sans doute était-ce d’ailleurs celui qui lui ressemblait le plus. Le plus beau de ses rejetons. Ses yeux d’un vert laminé de la couleur des pluies hivernales, sa peau si blanche de poupon encore mal arrimé à la vie, le faisaient craquer. Il aimait ce gosse. Il l’aimait d’un amour absolu. Tentant, malhabile, de réparer sa naissance désastreuse, sans parvenir à s’en faire aimer. Car Sameh, même chouinant, instinctif ses premiers mois, n’avait qu’une volonté : toucher, approcher, se disloquer dans le suc maternel, à lui, à jamais interdit.
Son père avait fini par céder. Il cédait toujours devant Mouzna comme si quelque chose de secret, de terrible, à eux seuls connus, lui interdisait de l’affronter. Peut-être savait-il combien la volonté forcée de sa femme, le jour de leurs épousailles, le rendait à jamais coupable. Très bien, puisqu’elle n’en voulait pas de ce dernier né qui leur était échu, Sameh irait vivre chez l’une de leurs filles dont le mari se montrait incapable de l’engrosser. Ainsi, juste destin, par cette décision, pourrait-il compenser le fatum initial et, qui sait, réparer l’affront de ses circonvolutions érectiles sur le ventre éreinté de sa femme.
jeudi 11 septembre 2008
VILLA CHERGUI
C’est une photo que m’a envoyée Olivier. Plus exactement trois images numérisées, récentes. Un voyage d’il y a à peine 15 jours. Lui, Olivier, en Tunisie, les vacances, son ami R… Harki de France, en tandem pour une promenade nuptiale.
La première image : une simple plaque. « Villa le Chergui », du nom d’un vent de désert, qui porte avec lui le sable. Ici, au Moyen-Orient, on le nomme Khassim. C’est exactement le même toutefois : un souffle lourd, chaud, de sable et de grains fondus qui vous mange la peau, qui vous asphyxie et finalement vous désagrège dans ses brumes tendues des journées d’été.
La seconde image, c’est la vue depuis la ruelle pentue de Sidi Bou Saïd (Tunisie) de ladite Villa « Le chergui. » Elle est prise depuis la rue qui fait coude, l’entrée principale, si ronde des maisons arabes, avec au-dessus une fenêtre (ce qui n’était dans l’ancien temps que le grenier, mais peut-être aujourd’hui ?), le bougainvillier rouge flamboyant (forcément) qui les noie sous ses fleurs puis le muret d’un blanc parfait (nécessairement) qui suit l’encoignure et prolonge la ruelle. Enfin, élément primordial, le cyprès, dont la majesté exubérante bouleverse l’image d’un poids lugubre. Pointé haut, cône lourd ramassant le ciel, comme trop hautain pour être restitué sur l’image. Le soleil de toutes les façons brûlant les couleurs, le vert, sa saveur initiale, tuant les nuances.
C’est une image mythique. Ne serait-ce que dans sa perpétuation. Rien n’a changé. Rien n’a bougé.
J’ai dit : « Mon dieu, que désormais, il est majestueux le cyprès de la cour, qui grimpe depuis le puit asséché du liwan. » Avec, en même temps, un trou au ventre, un appel d’air à voir ainsi la preuve soudain que ce lieu existe bien. J’ai dit « Mon dieu… Qui grimpe depuis le puit asséché…» pour moi-même. Ajoutant ce détail, ce « Qui … » en fin connaisseur. Ajoutant ce détail pour moi-même, le trou au ventre toujours.
La troisième image enfin, prise de l’arrière, lorsque la ruelle s’allonge dans une droiture de mauvaise aloi, comme devançant la forme de la ruelle, s’englobant au village, avec juste un portique de plage, mais celui-ci d’un bleu outrageux, qu’on voit parfois aux villas rococo de Normandie… Ou de Grèce, l’analogie plus commune. Je sais derrière le chemin qui mène à la plage. L’étroite bande de terre ocre, le lacis piégé de cailloux grège qu’il faut traverser pour basculer dans la mer. Est-ce encore ainsi ?
Voilà, c’est Sidi Bou le lieu où je suis née (enfin pas exactement, le lieu où j’ai vécu. Je suis née à Carthage.) Voilà, c’est Beyrouth depuis laquelle je regarde trois images de ma naissance. Mais trois images, shootées il y a quinze jours. Et je ne puis que me demander depuis combien de temps je vis. 15 jours ou quarante ans ? Combien de temps le cyprès de la cour au puit asséché me survivra. La photo ne le dit pas.
Il n’y a pas un seul être vivant sur ces images. Pas même un âne, comme on pourrait s’y attendre pour une telle « carte postale. » Je la sais pourtant occupée, la villa Le Chergui. Depuis notre départ, ce qu’en me moquant de moi-même j’appelle notre exil français (n’étions-nous pas Français alors même que nous vivions en Tunisie ?), je m’enquiers de ses nouvelles. Lorsque l’un des miens rentre, lorsqu’un ami y part. « Et Sidi Bou ? Et la villa Chergui ? » Mais moi, je n'y retourne pas. Aux autres, je dis que je connais trop. A moi-même ?
- D’habitude, je dis que je connais. Bien mieux qu’un espace à contempler ou à redécouvrir, la Tunisie représente ma géographie intime. C’est ma blessure en même temps que mon talisman. Mais ce n’est pas vrai. Ou alors pas assez vrai. J’ai simplement peur. Une peur terrible, sans fondement précis, de n’en rien retrouver. De me confronter à un fantasme qui m’a pourtant constituée. Si rien n’existe, qui suis-je alors ? Ma sœur, ma mère y sont retournées. Elles ont pu dire que cela avait changé. Elles ont pu retrouver les quartiers, la maison elle-même. Ma mère sonnant à la porte de la villa Chergui où nous vivions, s’invitant à entrer, face au propriétaire, un Tunisien, un peu perdu à qui elle disait : « C’est là que j’ai aimé. C’est là que ma fille est née. Mes souvenirs imprègnent les murs. C’est leur identité. » Ni mon père, ni moi-même cependant n’y avons jamais plus remis les pieds. Nous en sommes les dépositaires, de ce temps passé. Si, par notre retour, nous brisions le mythe, alors, je crois que rien ne survivrait. Ce serait notre mort? La porte, l’exil refermés, les rouvrir à nouveau ? Trop de dangers.
De mémoire, je puis citer un texte de Sherod Santos qui définit ce fragment de moi-même, cette identité de néant, poussières remuées, silences usés sur des images ou plus rien ne m’appartient. Un théâtre vide. « Car qui n’a pas été frappé, en s’efforçant de se rappeler un fragment de passé, par la soudaine impression de remuer des cendres ; puis par la lente prise de conscience que ce que nous sommes est composé et ce, uniquement peut-être, de ce que nous ne pourrons jamais retirer de ces débris. »
Sidi Bou (non pas Sidi Bou Saïd, mais bien Sidi Bou, dont le raccourci même dit l’appartenance, le lien), la Tunisie, alors comme le « locus genii » des anciens. Le lien vibrant, vivant. LE LIEU.
- Je me souviens d’une nuit en Tunisie. La maison était calme et nous dormions tous. Puis quelque chose m’a gênée, m’a appelée sans que je comprenne de quoi il retournait. Un bruit ? Un mouvement dans la nuit ? J’avais quoi ? Peut-être cinq ou six ans. Je me revois debout marchant vers la chambre de mes parents. Le couloir rempli d’une étrange fumée. Lourde, tenace. Je croyais rêver. Il y avait aussi une odeur d’herbes intense. Quelque chose de très fort. Comme la fumée d’un feu de savane. Je marchais dans ce brouillard quand soudain dans le salon principal j’ai vu des hommes totalement nus, noirs, brillants du maléfice des djinns. J’ai hurlé. Ils se sont tournés vers moi. Ils m’ont regardé. Et très très lentement ont sauté par la fenêtre ouverte. Rien. Ils n’ont pas prononcé un seul mot. Seule, j’ai hurlé, hurlé comme un chien hurle à la mort, je crois. J’ai le souvenir d’une douleur dans la gorge, un abrasement. Ma mère est apparue, affolée. Elle était comateuse comme si malgré tout, mes cris, mes larmes, mes hurlements, elle ne parvenait pas à se réveiller. En fait, ce n’étaient pas des djinns. Mais des voleurs, dont, on l’apprendrait plus tard, le corps enduit d’huile devait leur permettre d’échapper à toute prise… Au cas où les herbes qu’ils avaient fait brûler dans le jardin ne suffisent pas à nous endormir.
Cela, je l’ai écrit, ailleurs, dans un autre texte. Un texte romanesque, lui non plus n’est pas vrai. Lui non plus ne dit que son mythe. Celui des hommes en noir dont la puissance maléfique, l’étouffe des herbes brûlées, appartiennent à une autre des errances familiales, aux vaudous du Bénin où ma famille encore traînait.
Ai-je vécu en Tunisie ?
Au-delà du souvenir reconstitué, cette « mémoire pied-noir », lacérant la grisaille de ma vie française grâce à la magie des instants tunisiens, le miracle d’une présence, de ma présence au monde, je crois.
A Beyrouth hier, avant qu’Olivier ne m’envoie ses trois photos, alors que je ne songeais point à la villa Chergui, une amie me montrait certaines de ses images à elle, celles qui interrogent la mémoire, celles sur lesquelles elle songeait à écrire. Elle, enfant, bébé boule et sa sœur, plus filiforme (bien que plus tard, sur d’autres images, mon amie semblerait maigrichonne) face à la mer, couleur de l’Atlantique cette fois, ce blanc saturé, presque nauséeux des plages africaines. Elle vivait, elle, en côte d’ivoire. Elle, libanaise. Sais-tu, me dira-t-elle, qu’au moment de l’indépendance du Liban, nous Libanais de l’Afrique nous avions eu à choisir si nous voulions être Libanais ou Syrien ? Comprends-tu que pour ces gens d’Afrique l’idée même de nationalité est née là, sur les côtes africaines, dans ce « soumis à référendum », qui revenait, pour nous, à décider soudain d’où nous sommes et de qui nous sommes.
Je ne sais ce que ce retour à l’origine signifie. Est-ce qu’un nouveau départ va me happer ? Suis-je ad vitam la femme de l’exil et de l’errance pour n’avoir pas vécu là où j’aurais dû vivre ? Pour avoir - et puisque l’histoire familiale appelle tout aussi bien ses propre mythes – été l’enfant de la Tunisie ? Celle qui prolongerait, réussirait, se vengerait d’un destin qui nous en faisait fuir ?
De scruter un lieu de vie, vide désormais de ma présence (et donc nécessairement vide de toute présence) mais, cependant qui incarne, au final cet identité tronquée, stand by, De mater, oui, en douce l'arbre des protestant,s ce cyprès de mon enfance, qu'ensuite je retrouverais dans le Sud de la France, planté sur les tombes des parpayots que l'état catholique français se refusait à enterrer... Leur tombe dans la garrigue, le cyprès pour ces inconnus. Aracines...
Je suis Sidi Bou. Je suis la ruelle qui monte dans la lumière profonde de l’été tunisien. Je suis cette aridité qui souffle son vent en même temps que ce regorgement d’eau et de matière qui donne vie au cyprès de la cour au puit asséché. Oui, je suis le Cyprès. Je suis Nanou chergui.
mardi 26 août 2008
des baisers pour Nasrallah
Naplouse sécurisée – boire de l’alcool, même en dessous de la table, ce mariage lui-même étant inimaginable un an auparavant alors que les brigades Al-Aqsa (branche armée du Fatah) régnaient sur la ville.
Mais "Naplouse sécurisée", signifie aussi des arrestations de l’armée israélienne ou de la «sécurité préventive » palestinienne. Chaque semaine apporte son lot d'arrestations. De plus en plus, cette « sécurité préventive » qui se fait, ainsi qu’on le crache à demi-mot à Naplouse «l’auxiliaire des Israéliens ». Car, dans le combat pour le leadership politique qui oppose désormais Fatah et Hamas (le Hamas régnant en maître sur Gaza) le Fatah ne peut pas se permettre de perdre la Cisjordanie. L’Autorité palestinienne engagée depuis dans une vague d’arrestations délirante contre ces supposés barbus, une dérive autocratique qui plus est qui touche de plus en plus à toute forme d'opposition, démocratique, laïque ou religieuse.... politique…
Alors, oui, nombre de mes relations, proches ou moins proches, sont en prison désormais.
Je sais que vu de loin le Hamas est quasi al-qaïdien. A titre personnel, je supporte mal que l’intime religieux s’impose à une communauté. Très Frenchy sur ce terrain, je déteste qu’on impose un carcan, un ordre dont la rigidité, l’excès fanatique menace ma liberté, mon avenir. Mais je comprends aussi que face à l’occupation israélienne et son corollaire, la corruption de l’OLP (qui n’a toujours pas entamé le nettoyage interne qu’on se saurait pourtant que trop leur conseiller), beaucoup aient basculé dans cette seule opposition. La « troisième voie », tant espérée par certains, se faisant depuis longtemps attendre.
Certains de ces gens que je côtoyais au quotidien sont des militants du Hamas. Je pense à l’un d’entre eux, dit « modéré », avec qui je m’entendais particulièrement bien, et qui était ce qu’on nomme dans leur organigramme interne « un prince », soit un intellectuel, une figure politique. Lui en était venu à rejoindre le Hamas par opposition au Fatah croupissant, il y a une dizaine d’années. Lui ce sont les Israéliens qui l’ont ramassé (le gibier était suffisamment d'importance). D’une certaine façon, je suis rassurée. C’est plus sûr pour sa sécurité physique.
D’autres ne sont que de simples croyants comme Mohammed, 18 ans, détenu sans motif légal depuis un mois à la prison de Jnaid, « notre Guantanamo local », disent les Palestiniens, donnant ainsi la mesure de la réputation de ses geôles. Lui, ce sont les Palestiniens qui l'ont arrêté. Sa famille a pu le visiter une fois et ce qu’a sous-entendu leur fils de ces conditions de détention n’est guère reluisant: privation de sommeil, suspension par les mains ou les pieds des heures durant, passage à tabac. Cela s'appelle de la torture.
« Il était comme un zombie, portait un pyjama de laine aux longues manches alors qu’on crevait de chaud et refusait de porter les vêtements plus légers que nous lui avions apportés. Il avait peur. Il disait qu’il ne pouvait pas parler. Qu’ILS se vengeraient s’il parlait.»
Ok, me direz-vous, c’est vrai, même s’ils ne sont pas des militants actifs, ces gens-là dans ont voté Hamas lors de la dernière élection législative dernière. C’est vrai.
Un autre, homme d’une cinquantaine d’années, opposant à l’OLP mais sans cette fois aucune accointance avec le Hamas, (s’il faut une preuve, le fait qu’il ait des tendances à zigzaguer dans les brumes des paradis artificielles dès quatre heures de l’après-midi devrait sans doute suffire) m’avait décrit à l’identique son séjour à Jnaid : « Pas de sommeil. Ils m’ont supendu par les bras deux jours de suite. Passé à tabac, roué de coups. »
La répétition de la description – on me rapportera un troisième cas mais cette fois de manière indirecte – m’inquiète.
A Gaza, le Hamas est certes impliqué lui aussi dans des séries de tortures sur les détenus politiques (Fatah cette fois dans le cas du Hamas à Gaza)
Quand je suis partie de Naplouse, la femme de Fares que j’étais venue saluer, européenne et chrétienne, me dira, levant son verre de vin blanc : « Si tu vois Nasrallah, fais lui des bisous de notre part. C’est notre dernier espoir. Le dernier résistant. »
Des baisers pour Nasrallah... Comme si lui seul incarnait encore une Résistance et une forme d'honnêteté.
Dans ce conflit israélo-arabe/palestinien erreur sur erreur auront été commise. Récemment, depuis le refus d'accepter la victoire du Hamas aux législatives (dans ce cas fallait-il favoriser des élections?), le boycott international édicté ensuite, et désormais l'appui sans faille aux membres de l'Autorité Palestinienne.
Et cela tout en refusant de peser de tout notre poids sur les négociations entre Palestiniens et Israéliens, seules capable de mettre un frein à l'avenir suicidaire qui se dessine à l'ombre de Naplouse ou de Gaza.
Alors, nécessairement, je me demande est-ce à cela que, nous autres, occidentaux, dans notre infinie sagesse voulions aboutir ? Des baisers pour Nassralah ?
UN MARIAGE, TROIS AMIS ET DE LA TORTURE
Seuls manquaient les feux d’artifice ou le shooting festif des brigades Al-Aqsa, qu’on aurait pu louer (l’arme ou l’arme avec le combattant, mais c’est plus cher) pour mieux marquer l’importance de l’événement .
On a ensuite rejoint en voitures klaxonnantes le restaurant de Salem effendi, le « roi du mariage » de Naplouse (Palestine). D’habitude, et parce que la location d’une salle coûte extrêmement chère, les festivités se terminent vite. On mange entre soi, dans les familles, la salle n’étant réservée que pour entourer les mariés de notre affection, les embrasser ou les coller, selon ce qu’on voudra, en de rapides effusions. Promesse d’un bonheur qu’on sait fragile.
Farouk se faisait cependant approvisionné en Vodka limonade et cigarettes par des comparses, tanguant eux-mêmes à mesure que la nuit se faisait plus profonde. De temps en temps, il venait aussi nous rejoindre pour un swing sur la piste. Les mains toujours en l’air, ses pieds sautillants (sa jeunesse égyptienne sans doute) tandis que nous autres, plus lourds, basculions autour, resserrant les rangs, nos corps collés suant, nos pieds pulsant au rythmes des tambourins.
J’étais en terrain connu. A Naplouse, dans le Djabbal En-Nar ("la montagne de feu"), au cœur de cette cité qui ne revendique d’identité que la sienne propre… D’indépendance que la sienne propre. Naplouse, dont la demie-lune à peine éclose, pour moi qui y déambule inlassablement, caresse mes anciennes géographies intimes : ville blanche, ville étroite du bled, au senteurs de jasmin et d’oranger.
Notables, terriens, commerçants ou médecins, une chose au moins distingue la famille du marié entre toutes : la haute idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Je m’exprime mal. On pourrait croire qu’il s’agit-là d’arrogance. Mais si orgueil il y a bien, c’est plus dans la revendication d’un passé, d’une gloire, qui les porte à ne pas se contenter d’un présent que les membres de cette famille jugent pathétique.
Le problème, dans le cas de ce mariage, c’est que l’épousée, elle, vient d’une famille que faute de mieux, je qualifierais de « nouveaux riches », Mona, donc, d’une branche pauvre des Masri (mais travaillant au sein de l’Autorité palestinienne), sur laquelle Moubib Al-Masri première fortune palestinienne et neuvième du Moyen-Orient, maintient son hégémonie.
On pourrait croire à une quelconque lutte des classes. L’ancienne nomenklatura terrienne cédant le pas à cette noblesse monétaire, désormais supposée incarner l’avenir de la Palestine. En sourdine toutefois c’est aussi un combat politique qui se joue : la famille de Farouk n’acceptant pas de serrer la main à des gens de l’Autorité palestinienne que les membres de cette famille, à l’image de l’immense majorité silencieuse des Palestiniens, considèrent comme des « corrompus », des gens qui ont abandonné le « Résistance » pour simplement « gérer l’Occupation. »
Mais finalement, personne ni soldats israéliens, ni brigades Al-Aqsa, ni Autorité palestinienne, ni même Américains à se mettre sous la dent.
mardi 12 août 2008
VIEILLIR D'AMOUR
C’est vrai que, d’une certaine façon, je pourrais bien le regretter. N’a-t-il pas tout ce qu’une femme de mon âge (c’est-à-dire une femme dans l’urgente posture de « songer à refaire sa vie ») pourrait souhaiter ? Un grand et bel appartement à Beyrouth, une femme de ménage philippine très sympa, une maison de famille dans l’arrière-pays… L’homme, qui plus est, divorcé, beau gosse, de ce genre à barbe et grosse voix (la voix chez moi étant le véhicule de l’extrême séduction) dont on dit qu’ils ont du chien. Parfois, d’une intelligence vive même si celle-ci achoppe sur un désabusement, une sorte de repli intellectuel qui le fait s’enferrer dans l’ennui existentiel.
Il m’a aussi dit : « Tu es la femme la plus vieille avec qui j’ai jamais couché. » (En fait, nous avons couchaillé le temps d’un week-end) On aurait pu s’attendre à d’autres déclarations, nous deux nus, en train de tenter de voir si ces gesticulations d’unijambistes pouvaient prolonger notre amicale rencontre.
Ou bien à ce qu’entre en scène un tout jeune homme, encore mal dégrossi dont l’attrait pour les femmes mûres viendrait parfaire l’éducation sexuelle. Sauf que… Le quidam a la barbe blanche, le poil shivat (grisonnant), et le cheveu somme toute assez rare. En la matière, j’aurais pu tout aussi bien m’exclamer: « Mon dieu, comme c’est étrange un corps d’homme de plus de 50 ans. Je n’en avais jamais encore touché. »
L’interrogeant alors sans en avoir l’air, par petites touches doucettes, il me dit que : « oui, c’est un fait, les femmes vieillissent plus vite que les hommes. » J’essayais bien de le raisonner, lui rappelant que sans doute est-ce le regard de la société, le poids constant posé sur nos épaules gracieuses, qui nous fait « vieillir plus vite. » Mais non, pour lui, c’était bien au-delà de ces contingences sociales. La ride, comme quelque chose de génétique contre lequel il était inutile de lutter. « À 40 ans, la femme est foutue, physiquement disgraciée. C’est un fait. »
Farouk, un médecin palestinien de Naplouse, (Cisjordanie) 53 ans et pour lequel je m’apprête à me tasser pas moins de 4 barrages israéliens pour assister à son mariage m’assura que oui, en effet, dans la société palestinienne, une femme, qui à 35 ans serait encore célibataire est à peu près foutue. En général, ajouta-t-il, alors que lui-même convole en seconde noce, il est vrai, avec une vieillarde de 45 ans ne lui reste que quelque choix assez restreint : un divorcé avec enfants (c’est son cas), un vieillard à Viagra et prostate défectueuse voire, dans les milieux défavorisés, un polygame en chasse. Autre option, celle-là de pure renonciation : le sacerdoce d’une vie dédiée à ses parents, femme célibataire en charge du confort de sa parentèle au soir de leur vie finissante.
Cette idée de vieillerie me taraude depuis. Non content de jouer en écho à des problématiques souterraines intimes, (ce « qu’ai-je fait de ma vie ? » lancinant), la petite maxime de mon ami à barbe blanche de Père Noël restait coincée, bloquée à la surface consciente de mon esprit. Je me demandais si, pour reprendre le titre d’un roman fameux (mais sans grand intérêt) de Romain Gary : Au-delà de cette limite, mon ticket est-il encore valable ? Le crépuscule serait-il déjà advenu que je ne l’ai point remarqué ?
Profitant que mon passage épilation et tandis qu’allongée nue (encore), la jambe en l’air, sur le châlit de torture, pour mieux permettre à « mon » esthéticienne d’arracher les derniers poils , je discourais avec elle de la condition féminine.
Elle-même 26 ans, chrétienne, 500 livres libanaises par mois, mariée à un vieux (47 ans, ennuyant) avec un garçon de 3 ans.
- Ici, des 20 ans, c’est la course. Ta famille est là à te presser. Parce qu’à partir de 30 ans, cela devient border line. Pourquoi je me suis mariée avec lui ? Je ne l’ai jamais aimé. Il était vieux et peut-être qu’il comblait un vide affectif : mon père n’ayant jamais été très présent dans ma vie. Mais maintenant, mon dieu, que je m’ennuie avec cet homme-là. Toujours depuis son ordinateur. Quand il veut la bagatelle, il me tapote : trois petits coups comme cela (disant cela, elle me frappe l’épaule, le ventre et les fesses). Tu crois que cela te donne envie ? Toi au moins tu n’as pas besoin d’un mari, tu n’as pas à te préoccuper de ses crampes et de tout ce caza caza. Tu peux prendre un amant, même à 40 ans, et même si tu veux des enfants tu peux les faire hors mariage. Ta condition d’étrangère te protège du regard de la société.
Pour revenir à l’infini surprise de mon ami à barbe blanche, il avoua : « Le problème, c’est que je n’arrive pas à imaginer refaire ma vie avec une jeune fille de 20 ans. Baiser oui mais partager sa maison, hum ? » Même si, ajouta-il, on voyait dans le creux de mon cou de ces marques du temps, « de ces traits horizontaux qui barrent la peau » lesquels s’empressa-t-il d’ajouter : « se trouvait être presque exquis. » C’est là je crois, que ma neutralité d’observatrice bienveillante a commencé à se fissurer. Un sourire toujours, nous deux nus dans son lit immense, à vaguement regarder le corps de l’autre comme s’il s’agissait d’un pneu qu’il faudrait changer, je lui administrais un : « Mais tu n’aurais pas un problème à bander par hasard ? C’est mou. Ça reste mou», tout en jouant, avec sa queue comme d’une poupée désarticulée.